Dialon, où êtes vous?

[Suite de Herboristerie de Nacéra]

Ergan Dialon reprit conscience quelques secondes après avoir heurté un moellon lors de sa chute, lorsqu’une nouvelle secousse secoua la rue. Il était sonné, la tête en sang, et voyait trouble. Il tenta de se mettre à quatre pattes, puis fut pris de vertiges et vomit. Il essuya le sang de son front, et vit alors une faille s’ouvrir et se propager jusqu’à lui. Il fallait fuir, mais il était si faible. Un homme tomba dans une de ces crevasses et Ergan entendit distinctement son cri d’horreur. Il fallait fuir. Il fallait mettre un genou devant l’autre. Puis un autre… A quatre pattes péniblement, il se traînait, et la faille se propageait plus vite que lui ne rampait. Comme un animal, il se mit debout et tituba. La faille le poursuivait toujours. Groggy, aveuglé par le sang et la poussière, il zigzaguait pour lui échapper. La faille cessa tout d’un coup de se propager, et la terre redevint stable pour la minute à venir.

Le feu avait pris dans la ville, mais tout le monde était trop choqué pour intervenir. Ergan s’assit et prit le temps de récupérer. Il essuya son front et retira une main entièrement rouge. Trop de sang. Il déchira sa chemise et fit un bandage de fortune. Puis il déchira un autre pan de sa chemise, et se couvrit la bouche et le nez avec, pour se protéger de la poussière.

Il songea alors à sa famille : Fraya, son aimée et ses trois fils : Hermon, Tiran et Salmon. Où étaient ils ? Ses émotions étaient confuses, impossible de savoir ce qu’il ressentait. Là où chez les autres les sentiments étaient claironnants, chez lui ils étaient diffus étouffés et c’étaient des vagues rumeurs en toile de fond. Il se leva péniblement en prenant appui sur la borne contre laquelle il était adossé, puis partit, la démarche un peu plus assuré que précédemment. Il habitait à 20 minutes à cheval de la ville. Il devait absolument trouver un cheval s’il voulait arriver à temps dans sa propriété. Où trouver un cheval dans ce chaos ?

Un bruit de charrette folle retentit. Derrière Ergan Dialon, une carriole tirée par deux chevaux complètements affolés fonçait vers lui. Sur le siège, le conducteur avait le crâne défoncé, et un moellon tombé sur le siège était tâché de sang et de cervelle. Ergan décida d’essayer d’attraper cette charrette au vol. Facile à dire quand on est encore un peu sonné, et que votre tête vous fait mal. Pendant ce temps, les deux chevaux fous galopaient à mort. Ergan se décala, laissa passer les chevaux, le siège du conducteur, les roues et bondit sur la bascule à l’arrière. Il faillit tomber, mais ses doigts se crispèrent au bon moment. Il reprit pied et escalada la charrette jusqu’au siège du conducteur. Il prit les rênes des mains du cadavre sans aucun état d’âme et tenta de calmer les chevaux. A défaut, il les orienta sur la route qui menait vers chez lui.

Il mit seulement un quart d’heure à venir jusqu’à chez lui. Les chevaux étaient sur le point de crever. Ergan sauta de son siège et s’étala par terre. Il se releva pour contempler un instant sa maison. Elle n’avait pas échappé au reste du massacre. L’écurie à côté était en feu. Désemparé, perdu, Ergan Dialon s’approcha de ce qui était autrefois son chez-lui, ce qui abritait sa famille, ses enfants, sa femme. Détruits. Il entendit une petite voix :

« Papa ! »

Cette petite voix nasillarde, c’était celle de son dernier, Salmon. Ergan Dialon se précipita dans les décombres, sa force démultipliée par le désespoir et écarta poutres, pierres, tout ce qui le séparait de son fils. Enfin, la tête de Salmon Dialon, 8 ans seulement, apparut.

« Salmon ! Tout va bien ! Papa est là ! »

« Je sens plus mes jambes… »

« C’est pas grave Salmon. Où sont maman et Hermon et Tiran ? »

« Ils sont sortis pour aller à la ville. J’ai si mal ! »

« Accroche toi fiston ! Accroche toi ! »

« Je sens plus mes bras… »

« Non Salmon ! Je t’aime ! Reste tu m’entends ? Reste ! »

« Moi aussi je t’aime papa… »

Ergan Dialon embrassa son fils et lui passa les bras autour de ses petites épaules. Le temps qu’il finisse, c’était fini aussi pour Salmon.

« Salmon ! Salmon tu m’entends ? Salmon ! Salmon! Salmon! Salmooon!"

Il le retira des décombres. Le corps de son fils était complètement désarticulé comme un pantin, des fractures de partout. Ergan s’éloigna du bâtiment d’habitation et le déposa dans la charrette.Toutes les émotions que jusqu’ici il avait réussi à contenir se déchaînèrent sans aucun contrôle, cruelles et dévastatrices. Colère, haine, peur, vengeance. Il se tourna vers la Gérax et lui hurla, couvrant de sa voix le grondement lointain :

« Maudite soit tu, Gérax qui me prends mes enfants !Je te maudis, toi et ceux qui t'ont crée! »

Le temps qu'il dise cette phrase, sa colère était passé, et il ne restait plus que le sentiment d'urgence: Où étaient sa femme et ses deux autres fils?

Il n'y avait plus rien à faire à la maison. L'écurie, rongée par l'incendie, avait fini elle aussi par s'effondrer. Ergan remonta sur la charette et repartit au pas. Inutile d'exciter les chevaux qui étaient déjà au bord de la panique, avec toute la poussière qui continuait d'agresser les yeux et les poumons. Avec les cahots de la route et la baisse d'adrénaline, sa blessure à la tête se rouvrit provoquant un mal de chien et des vertiges impressionants. De plus, la perte de sang affaiblissait Ergan à une vitesse dangereuse. Le bandage était complètement trempé de sang. Pour éviter de se concentrer sur ses problèmes, le gérant de la famille Garthésia essaya, en vain, de savoir où pouvaient être le reste de sa famille et pourquoi Salmon était resté à la maison. Mais Fraya ne l'avait pas prévenu de cette sortie.

A nouveau, la terre trembla et les chevaux paniquèrent à mort. Une faille apparut à 20 m devant, sur la trajectoire de la charrette, qui allait à un train d'enfer. Ergan Dialon n'eut pas d'autre choix que de sauter. Il tomba sur le sol tremblant, rebondit une fois, deux fois et sa hanche cogna durement un arbre. Au milieu du vacarme de fin du monde, on entendit un hurlement de douleur. Allongé sur le dos, les cheveux sales en bataille, Ergan Dialon avait les traits du visage complètements crispés et haletait comme une bête. Il ne sentait plus sa jambe gauche, mis à part les signaux de douleur qu'elle lui envoyait. Il tenta de la bouger mais sa hanche ne lui répondait plus.Il s'assit et tâta sa jambe. Pas de troisième articulation, donc pas de fracture, mais le nerf sciatique avait été méchamment touché, d'où la douleur et la perte de contrôle du membre. Une seule chose à faire attendre. En serrant les dents, Ergan regarda la route.

Les chevaux gisaient dans la crevasse, leurs pattes et leurs cous tordus selon des angles improbables. La charette fracassée les avait enfoncé bien au fond de la crevasse. Le corps de Salmon avait été catapulté au delà et était étendu de façon macabre. Ergan Dialon soupira, puis aperçut un bâton qui semblait avoir la bonne taille. Il rampa jusqu'à lui en retenant un cri de douleur. C'était une branche de chêne solide, longue de 1m80. Ergan l'émonda, puis tenta de se relever en prenant appui sur la branche. Il n'y eut aucun problème pour la canne, mais en revanche, pour le marcheur, ce fut une épreuve. Il puisa dans ses réserves de volonté pour aller jusqu'au corps de son fils, en enjambant la crevasse en son point le moins large.

Il était hors de question de laisser le corps de son bébé ici, car qui sait si on pourrait le retrouver ensuite avec toutes ces crevasse qui aparaissaient de partout? C'est pourquoi il prit le petit Salmon Dialon sur son épaule, le jetant comme un fardeau en ne s'appuyant que sur une seule jambe. Après tout, Salmon n'avait que 8 ans. Une nausée amère vint aux lèvres d'Ergan mais il se retint et partit de l'avant, d'une démarche bancale, soutenu uniquement par sa canne improvisée.

A cheval, il n'y avait que dix minutes. Mais à pied, avec le cadavre d'un enfant sur l'épaule et une jambe en moins, Ergan mit une demi-heure. Cette demi-heure fut la plus horrible de son existence: Cent fois, il eut la sentation de mourir, cent fois il eut la tentation de s'arrêter définitivement en espérant qu'on vienne le chercher, cent fois il s'empêcha de sombrer dans l'inconscience. Ses vertiges ne le quittaient pas, il voyait trouble et sa jambe continuait de le déchirer. Le poids de Salmon n'arrangeait rien. Mais refusant absolument que le corps de son petit dernier soit profané et voulant plus que tout retrouver sa famille, Ergan Dialon puisa dans les ultimes ressources de sa volonté.

Les deux derniers kilomètres, son corps l'avait déjà lâché: son coeur s'affolait comme un oiseau dans les griffes d'un chat, sa tête était horriblement comprimée et il ne voyait pour ainsi dire quasi plus. Sa jambe était un poids mort qu'il traînait derrière lui. Il poussa pourtant son corps à avancer jusqu'à la ville.

Là, Ergan Dialon s'effondra dans le coma, ayant dépassé de beaucoup ses propres limites.

Qui sait combien de temps passa Ergan le nez dans la poussière, à côté du corps de son fils?

Pendant ce temps, une femme proche de la quarantaine parcourait en tout sens la ville, aussi affolée que les autres. Elle avait des cheveux bruns qui lui arrivaient à la taille, sales et défaits. Sa robe blanche à motifs floraux était grise et déchirée en de nombreux endroits. Un visage ordinairement doux tourmenté par la peur, avec des yeux marrons clairs qui roulaient partout.

Fraya Dialon tenait par la main ses deux enfants de dix et douze ans et les tenaient serrés. Elle avait trop peur de perdre l'un d'eux au fond d'une crevasse. Certes la Terre s'était calmée, mais les répliques ne prévenaient pas. Hermon et Tiran pleurnichaient comme ils pouvaient, mais leur principale préoccupation, c'était de courir, de sortir enfin de cet enfer. Durant une heure, ils avaient cherché un endroit sûr, où les effondrements et les crevasses les laisseraient tranquilles. Durant une heure, ils avaient fui d'un endroit à l'autre et maintenant, tout ce qu'ils espéraient, c'était de rentrer chez eux...

Ils se rapprochèrent de la sortie de la ville, et ils l'atteignirent. Fraya Dialon s'arrêta net, regarda avec horreur les deux corps. Elle lâcha un cri d'une puissance et d'une hauteur inégalable. Durant soixante longues secondes, elle trépigna comme une hystérique, et poussa des cris horriblement aigus. Affolés par le comportement de leur mère, les enfants pleurèrent sans retenue. Fraya Dialon craquait pour de bon. Trop c'était trop. La terre qui tremble, les morts qui tombent, les bâtiments qui s'écroulent et maintenant, c'était son mari et son fils. Trop, trop, trop, trop, trop...

Ergan Dialon reprit brièvement connaissance, juste assez pour pousser un grognement de douleur. Sa femme stoppa net. Elle se précipita sur le corps de son mari, le retourna sans plus de précautions. Le cri d'Ergan lui confirma qu'il était bien vivant. Le Gérant était tout à fait conscient, pas lucide certes mais conscient. Il haletait et se crispait. Sa blessure la plus impressionnante était à la tête, la plus grave était à la jambe. Fraya, pleine de compassion, caressa le visage de son homme.

"Tout va bien Ergan, je suis là."
Dans les vapes, claquant des dents, Ergan dit:
"Maman?"
Fraya lui répondit:
"C'est ca Ergan, c'est maman."

Enfin paisible, Ergan fermât les yeux. Fraya eut peur et vérifia sa respiration. Elle était paisible, régulière. Elle alla voir le corps du petit Salmon. Pour lui en revanche c'était clair, il n'y avait plus rien à espérer. Fraya Dialon ravala ses larmes et se dirigea vers son homme.

La moitié de son visage était rouge de sang, mais sa blessure s'était refermée et ne présentait plus aucun danger. Elle se contenta d'enlever le bandage dégoûtant. La hanche gauche d'Ergan Dialon ne saignait pas, mais ce n'était plus une hanche, c'était un gigantesque bleu violacé presque noir. Quelle genre de chute avait-il donc subi? Fraya ne pouvait rien faire, sinon trouver un abri.

Elle redressa Ergan, passa ses bras sous ses aisselles et commença à le traîner. La jambe d'Ergan traîna par terre. Il émergeât de son inconscience juste le temps de crier de douleur. Effrayée, Fraya lâcha Ergan qui tomba comme une masse. Il fallait changer de méthode. Elle le fit s'asseoir.

"Hermon, Tiran, aidez moi à le charger sur mes épaules."

Ils réussirent sans trop de dégâts. Fraya assura sa prise et dit à l'attention de ses enfants.

"Prenez votre petit frère."
"Mais maman! Il est tout cassé!"

Fraya eut la nausée.

"PRENEZ LE!"

La famille Dialon réunie alla vers le rassemblement de gens qui venaient d'échapper au châtiment de la Gérax.

» Je vous sors un verre?
» Je jure de vous servir
» Ce boulet vous appartient ?