Une soirée pas comme les autres

Le gloussement d’un catin contre une cloison trop fine, l’odeur de la pauvreté, de l’alcool bon marché…L’or qui change de main pour une raison ou une autre…Y avait il une meilleure ambiance que celle-ci ? Quand on connaissait que les bas fonds de la ville, on ne pouvait pas dire qu’on connaissait autre chose. Mais il était vrai que j’avais la possibilité de voir et de faire plus. Pourtant je préférais de loin ce sentiment de danger dans l’air qui était beaucoup plus sain que les sourires hypocrites des nobles.

Au moins, si on ce prenait une lame dans le dos, on savait qui et pourquoi ! Avec toutes les filles déshonorées, les maris trompés, si un assassin avait ma peau, j’aurais du tirer au sort le nom du commanditaire. Du moins sur le papier vu que je prenais toujours mes précautions. C’était à ce demander comment je trouvais encore le temps de faire mon métier, si tant est que chanter et gratter quelques cordes pouvaient encore être considéré comme un emploi au vu de mon manque de talent.

J’étais bien rouillé et je m’étais pris du temps pour m’exercer de nouveau. Au fond de la salle, un luth dans une main, une chopine de l’autre, quelques brins de musique ce faisait encore entendre. Mes yeux ne pouvant s’empêcher de parcourir la salle, espérant trouver quelques compagnons de jeux aux bourses trop pleines. Mais globalement, j’arrivais à me concentrer et retrouver un peu de souplesse dans mes doigts. Mieux que cela, mes mains s’agitaient sur une feuille de papier, notant quelques passages agrémentés de vers.

Les chopines commençaient à s’accumuler sur la table. Le taux d’alcoolémie aussi et les chants sur les maris cocu ne tardèrent pas à monter dans la salle, accompagné de plusieurs éclats de rire des autres clients qui en redemandaient encore. Un petit dérapage sur Lis qui c’était couchée une nouvelle fois mais ce rendant compte qu’il s’agissait non pas d’un homme mais de la mort en personne, c’était enfuit ! Une manière de saluer la tentative manquée avec humour s’il en était.

D’ailleurs un homme ne goutant pas cet humour ne tarda pas à faire comprendre son point de vu à grand coup de claque dans le museau. Inutile de dire que cela fut un prétexte pour déclencher une bagarre générale. Une manière comme une autre d’évacuer la pression pour les gens du commun dont la frustration ne trouvait aucune cible à leur portée. Inutile de dire que je fis connaissance avec le parquet de l’auberge régulièrement pendant l’heure à suivre jusqu’à ce que je trouve une chaise à lui briser sur la tête.

Je titubais jusqu’au bar, me cramponnant à ce dernier pour éviter de me ramasser une nouvelle fois…Alcool ou séquelle de la bagarre ? Je n’aurais su dire. Mais je me sentais bien, vivant et je n’avais pas encore trop mal. Autant dire que demain matin, j’allais regretter mes actions de ce soir. Mais je n’étais pas du genre à m’en soucier. Je frappais du plat de la main le comptoir, réclamant à boire. Un bref regard autour de moi, tout était nettement plus calme…Et plus dévasté.

Mes yeux furent attrapés par une jeune et jolie silouhette qui venait d’entrer dans la taverne. Ni une, ni deux, je me relevais, bombait le torse et m’y reprit a deux fois pour poser mon coude sur le comptoir sans perdre l’équilibre.

‘‘Bonjour…Euh…Bonsoir’’

Je plissais des yeux vers une fenêtre, ne sachant plus vraiment combien de temps j’avais passé ici. Je fini par hausser des épaules.

‘‘Keefe Logaro à vot’service charmante demoiselle. Dite moi ce qui vous ferrais plaisir et je me ferrais une joie de vous l’obtenir.’’

Je tentais le sourire plein de charme mais le gout métallique que j’avais en bouche m’en dissuada vite fait.

La nuit avait enveloppé la capitale d'Isle de son manteau étoilé. L'heure était aux chants, aux rires et aux danses. Les tavernes se remplissaient et la lumière qui jaillissait des fenêtres éclairait les rues avec chaleur. C'était toujours un moment nostalgique pour la Danseuse : quand elle quittait le Grand Théâtre pour rentrer à la fin de la journée, elle voyait toujours les festivités nocturnes commencer. Elle pensait alors immanquablement aux fêtes d'Arestim Dominae et à ce qu'elle avait vécu avec les autres enfants de Filhakan.

Luminara était cependant parvenue à mettre sa mélancolie de côté. Depuis qu'elle avait triomphé avec son spectacle de danse taurine, elle se sentait plus... sereine. Bien sûr, son combat final n'était pas encore gagné, mais elle avait bien fait avancer sa cause. Les Olarils n'étaient plus ces va-nu-pieds que certains Ilédors s'amusaient à ridiculiser. Ils étaient aussi les descendants de Bakarne Olarii, dignes Élus de la Prophétie. Bien qu'elle ne soit pas particulièrement convaincue par ladite prophétie, Luminara avait vite compris l'importance qu'elle revêtait pour les habitants d'Edor Adeï. Et pour son ennemi juré, Therdorus Uldarii.

Son âme était toutefois en paix. La nuit était belle, elle n'était pas pressée et elle avait plusieurs choses à faire. Depuis quelques jours, elle était à la recherche d'un barde ou d'une chanteuse pour son prochain spectacle, qui se voulait de moindre envergure que l'actuel, et sans doute plus traditionnel – mais ça, elle devait encore y réfléchir. Plutôt que de faire appel aux valeurs sûres Olariles, elle avait envie de continuer à mêler les deux cultures et donc décidé d'engager un barde Ilédor. Seulement, elle entendait se faire sa propre idée du talent de chaque chanteur d'Edor Adeï, sans avoir recours aux compliments compassés de la Noblesse Ilédore qui lui recommanderait sans doute quelqu'un au sang plus glorieux que sa voix. Elle avait déjà écouté tous les troubadours du Ceste Clouté, elle s'attaquait donc au Coq en Pâte de la Volonté de Therdone.

Quand elle pénétra l'endroit, Luminara eut un grand sourire. La fête battait déjà son plein depuis un moment, puisque le volume des voix était fort, le patron de bonne humeur, les chopes pleines et les gens joliment entamés par l'alcool. En outre, le feu flambait bien dans l'âtre, rendant l'atmosphère de la pièce étouffante. Luminara s'y sentit aussitôt à l'aise. Elle s'avança jusqu'au comptoir et s'y accouda, regardant autour d'elle s'il y avait des artistes en train de se produire. Manque de chance, le bon peuple d'Edor Adeï semblait plutôt plongé dans des jeux divers. Le souvenir de sa soirée de jeu bibitif avec le conteur Ulkan amena un nouveau sourire sur les lèvres de la Danseuse. Elle se tourna vers l'aubergiste et demanda un verre de ce qu'il avait de meilleur. Elle avait de quoi payer et avait fini par s'habituer à un certain luxe. Non pas qu'elle soit particulièrement difficile, mais boire de la pisse de chat, très peu pour elle... Pendant que l'aubergiste s'affairait, elle lui demanda d'un ton badin :

- Dis-moi, aubergiste, est-ce qu'il y a des chanteurs dans ton auberge ce soir ?

Avant même qu'il ne puisse lui répondre, un homme qui était jusque là accoudé plus loin sur le comptoir s'approcha d'elle d'une démarche nonchalante et l'aborda. Tandis qu'il lui demandait avec élégance s'il pouvait lui venir en aide, Luminara avisa son corps amoché. Celui-là venait de se battre... Bataille d'ivrogne sur un débat du style qui a la plus longue ou véritable lutte de survie dans les quartiers mal famés ? Avisant l'haleine du nouveau venu, elle opta pour la première option. Les Ilédors avaient un penchant pour la violence qu'elle ne comprendrait jamais. Sans laisser paraître aucun trouble, Luminara répliqua tranquillement :

- C'est aimable de votre part. Est-ce que des chanteurs Ilédors viennent parfois se produire ici ? Est-ce qu'il y en a ici ce soir ?

Un sourire joyeux éclaira le visage de Luminara quand elle termina :

- Je voudrais les écouter. Et je paye la tournée.

Filhakan avait au moins laissé cette trace indélébile en elle.

‘’Mmm un chanteur’’

Je plissais les yeux en me demandant s’il ne s’agissait pas d’un sous entendu particulièrement tordu pour demander autre chose. Après tout, quand une jolie damoiselle bien faite de sa personne descendait dans un quartier aussi pauvre, elle ne devait pas s’attendre à trouver autre chose que de la vermine de bas étage. Curieusement, elle semblait pourtant aussi sincère que sérieuse. Un chanteur dans les bas fond…Si c’était pour du travail, je n’étais pas pressé d’en trouver. J’étais bien assez occupé avec mes activités annexes. Pire encore, si cela ce savait, ma famille m’aurait une nouvelle fois reproché d’avoir laissé passé une occasion d’avoir un travail honnête pour une fois.

Ma raison me commandait déjà de m’enfuir, pressentant qu’on allait me faire travailler durement pour a peine quelques pièces. Seulement mes yeux n’arrivaient malheureusement pas à ce détacher de la vue imprenable que j’avais sur mon interlocutrice. J’étais vraiment faible face au beau sexe. Vraiment faible. J’étais même honteux mais comme disait certain…C’est bon la honte. Je reculais d’un pas, effectuant une esquisse de révérence ce qui n’était pas rien dans mon état.

‘’Pour la grâce d’un sourire, votre serviteur si présent voudra bien vous divertir ’’

De toute façon, ce n’était pas comme s’il y avait foule pour ce presser. Des bardes dans les bas fonds, on pouvait en compter sur les doigts d’une main. Je titubais jusqu’à ma table, attrapais mon instrument…Enfin mon luth pour ceux qui aurait l’esprit mal placé…et m’installait près du feu. Mes doigts frôlèrent les cordes, laissant tinter quelques notes alors que j’accordais ces dernières.

‘‘Ceci est une ode à tous les fils d’Edor Adei’’

Je fis un clin d’œil vers la serveuse

‘‘…Et bien sûr, je n’oublis pas ces merveilleuses filles qui vous font tout oublier. Surtout à ces serveuses prête à vous délester de vos bourses. Dommage que ce soit toujours celle à votre ceinture.’’

Eclat de rire dans l’assistance. Mes doigts trouvèrent une rythmique qui m’allait alors que je cherchais désespérément quelque chose à chanter. C’était toujours dans ce genre de cas qu’on avait l’embarra du choix et qu’on ce retrouvait l’esprit vide. Au final, je haussais des épaules avant de me lancer.

‘‘
Pour tout nos frères et nos sœurs, à ceux qui ne sont plus
Les temps de misère seront bientôt révolu.
Enfant de la prophétie, nos Rois perdus nous reviendrons
Que ce soit par le sang ou l’acier, le trône reprendront.

Gloire à Ysor ! Gloire à toi mon Roi.
En ton Illustre Honneur chantons dansons buvons pour toi !
Car dans le ventre de Lis c’est ptet pas tes ptits gars
Encore une chance que t’était pas là ce soir là…

Qu’importe pour nous qui pose ces fesses sur le trône du Gardan Edorta
Barkane, Ysor, fils de prophétie ou de ceux qui ne sont plus là
Nous attendront jusqu’à ce que Therdone nous accueille en sa nuit
Ces âges d’or qu’on nous à tant promit…
’’

J’avais du mal à déterminer si c’était un succès ou si l’assistance était prête à remettre un deuxième round en mon honneur. Quelques applaudissements, quelques haussements de voix ici et là…Pour ma part, je me glissais sournoisement vers le comptoir, bien décidé à profiter de la prochaine tournée sans avoir à y laisser de dents ou gâter mon physique plus que de raison.

‘‘Si c’était pas à votre goût, j’peux toujours trouver quelque chose de plus basique à vous chanter. A moins que vous désiriez faire une commande en particulier. Une ode ? Une chanson d’amour ? Dite moi ce qui vous ferrais plaisir et je me charge du reste ! ’’

Quand l'homme esquissa sa révérence, Luminara refréna à grand-peine le geste destiné à l'empêcher de tomber. Elle s'en félicita : quoique précaire, son équilibre était réel. Elle le regarda tituber vers sa lyre avec un sourire amusé, détourna son attention le temps d'attraper son verre et s'installa près de lui sans façon. Pour la grâce d'un sourire ? Voilà qui était charmant et d'une délicatesse trop surfaite, même de la part d'un homme ivre. D'ailleurs, elle ne donnait pas cher de sa voix, au vu des circonstances. Ce qui ne l'empêchait pas d'être prête à se laisser impressionner – ou à se laisser gagner par le rire, c'était selon.

Il fallait d'ailleurs reconnaître une chose à l'inconnu : sa force de séduction. Même diminué par les effluves de l'alcool, il parvenait à sortir un numéro de charme plus ou moins efficace. Et oui, il était bien foutu, si elle devait s'exprimer en jargon des bas-fonds. Les yeux mis-clos, elle le vit annoncer sa chanson, puis prendre le temps d'une plaisanterie. Les gens étaient détendus, prêts à l'écouter, prêts à boire à sa santé, prêts à le houspiller en cas de fausse note.

Si la mélodie plut d'emblée à Luminara, elle n'eut pas vraiment l'occasion de se concentrer sur la voix du chanteur. Les paroles retinrent aussitôt toute son attention. Était-ce sous l'effet de l'ivresse qu'il parlait de la Révolution, puis du statut très... ouvert de Lis Diantha, ou sous l'effet d'une provocation calculée ? Un peu tendue, Luminara regarda autour d'elle. Visiblement, le fond de la chanson n'avait aucun impact. Pour se donner contenance, elle goûta à l'alcool servi par le tavernier. Il y eut quelques applaudissements, quelques verres vidés cul-sec, quelques rires gras, quelques grognements aussi. Rien de précis, ni d'extravagant. À se demander si le chanteur ne s'était pas produit dans l'indifférence générale... Puis, Luminara réalisa qu'elle avait raté l'essentiel à force de se concentrer sur le message de l'artiste. C'était plus fort qu'elle, une simple allusion à la Révolution la mettait sur ses gardes. Le Guet, c'était une expérience qu'on ne voulait pas renouveler. Et on ne se défaisait pas aussi aisément de ses , même avec une bonne soirée en perspective.

Elle rejoignit le chanteur au bar en quelques enjambées, termina son verre, en réclama un second pour elle et pour lui. Un sourire, et puis :

- C'était à mon goût.

Mais elle voulait avoir l'occasion de mesurer ses capacités vocales, de profiter du chant sans s'inquiéter de la Révolution, du Guet et de l'Oracle. En espérant qu'elle ne passerait pas pour une folle – elle n'en était pas à ça près, de toute façon – elle continua :

- Je voudrais vous entendre encore. Une ballade, cela vous convient ?

En fait, elle lui aurait bien demandé une chanson d'amour, mais elle savait que ça ne pardonnait pas : elle aurait aussitôt été catégorisée comme une jeune dinde en manque d'affection. Il s'agissait d'une autre différence entre Ilédors et Olarils, parce qu'en Arestim, elle n'aurait jamais hésité à demander qu'on lui chante l'aventure du Khelan et de l'apprentie Chasseresse. Vieilles comptines désormais perdues. Oui, une ballade, ce serait parfait.

Luminara chercha son regard, s'y accrocha un instant et termina :

- Ça me ferait vraiment plaisir. Vous voulez bien ?

Soudainement, elle réalisa qu'elle avait oublié de se présenter. Il ne lui en avait pas laissé le temps. Et surtout, elle n'avait pas imaginé sa recherche de barde comme ça. En tout cas, ce n'était pas ainsi qu'elle s'était déroulée au Ceste. Peu importait. La situation lui convenait.

- Au fait, je m'appelle Luminara. Et vous ?

Finalement, il l'intéressait, ce chanteur. Même s'il était éméché, à moitié battu et sur le point de s'effondrer.

 
Je n’avais pas réussi. Un véritable échec. En même temps, j’avais toujours su que j’étais faible. Que mon manque de volonté me jouerait toujours des tours. Alors comment m’était-il simplement possible d’espérer ne pas la regarder quand elle se déplaçait gracieusement vers moi. Son bassin attirant sournoisement mes yeux alors qu’il ce balançait sensuellement à chaque pas qu’elle faisait pour me rejoindre. L’idée qu’elle se déplaçait vers moi. Pour moi. Ignorant tout ce qui était autour d’elle.

Je masquais un sourire en regardant ailleurs. L’alcool sublimait mes pensées, mes désirs, m’empêchant de voir les choses telles qu’elles étaient. Mais je devais néanmoins avouer que cela faisait du bien à mon égo quelque peu blessé depuis ma dernière rencontre avec Lysandre qui m’avait si simplement laissé partir. Si simplement…Aussi simple que le sourire qu’elle m’offrit en récompense de ma chanson. Quelque chose d’agréable, sans aucune connotation de jeu ou de numéro de charme. Quelque chose dans lequel j’aimerais me perdre une éternité ou deux histoire d’oublier ma triste réalité.

‘‘Une balade ?’’

Cela faisait longtemps que je n’avais pas chanté ce registre. A vrai dire, j’avais du mal à me souvenir si un jour un telle chanson avait passée mes lèvres. J’étais plus souvent habitué à improviser une ode sur une jeune fille désireuse de rêver un peu. Mais devant le regard de mon interlocutrice ainsi que de ces paroles, je dû avouer qu’à ce moment, mon cœur rata un battement dans le creux de ma poitrine. Je le sentis se serrer alors que son regard creusait toujours plus loin dans mon âme. Je du détourner le regard en rougissant pour me concentrer sur quelque chose d’intelligent à dire.

‘‘Hun, Hun…Qu’est ce que je pourrais refuser à une si jolie dame’’

Je soupirais en me disant que j’étais vraiment trop faible et idiot. Un jour, il faudrait que je fasse quelque chose pour cela. Mais un regard du coin de l’œil sur la jeune femme à mes côtés me fit changer d’avis. C’était parfois une bonne chose d’être un idiot fini. Je me creusais la tête pour retrouver des paroles quand elle me donna son nom. Je ris doucement. Décidément. C’était la deuxième fois que je faisais le coup à une Olaril…La charmer et l’amuser bien avant de lui donner mon nom. C’était peut être ma marque de fabrique après tout ? Ce n’était pas si déplaisant de faire les choses autrement si je pouvais marquer leur mémoire. Je penchais la tête sur le côté, mijotant déjà quelque chose dans les méandres de mon esprit.

‘‘Mmm…Voilà ce que je vous propose. Je chante, j’essaye de vous captiver et de vous charmer. Si j’y arrive et que je vous intéresse, ce sera à votre tour d’essayer de me charmer et de me prendre mon nom. Si je n’y arrive pas, vous vous évitez de perdre votre temps avec un barde sans talent et rustre de surcroit. C’est plutôt un bon deal, non ?’’

Je me grattais le menton, passait un doigt le long de l’arrête de mon nez, cherchant l’inspiration avant de me souvenir de quelque chose. Sans aucun accompagnement, ma voix se glissa hors de mes lèvres avec assurance. Une chanson d’amour sur cet air de balade. Quelque chose que je n’avais pas chanté depuis longtemps. Appuyant mon regard sur le sien, il n’y avait qu’elle dans mes yeux. Me balançant d’avant en arrière, je me penchais vers elle parfois aux paroles les plus douces. J’attrapais vers le milieu de la chanson mon instrument pour donner un effet voulut à cette balade acoustique*. Prenant le temps, faisant raisonner ma voix pour elle, oubliant le reste jusqu'à ce que mes doigts ne se meurent sur le luth.

Je posais l’instrument à mes pieds, n’osant pas encore savoir si j’avais réussi a faire mon petit effet ou non. Je passais une main sur ma nuque, relevant timidement le visage attendant l’instant fatidique…


*Moon on the water - Beck

Elle aurait menti, celle qui aurait affirmé que de tels compliments ne faisaient pas plaisir. Même en ayant conscience qu'elle avait affaire à un beau-parleur, elle ne pouvait s'empêcher d'être tant soit peu sensible à un tel regard. Une agréable couleur carmin colora les joues de Luminara – après tout, elle ne connaissait absolument pas le barde – et elle répondit avec un sourire qu'elle voulut frondeur :

- Marché conclu.

Depuis quand marchandait-elle ? Elle s'était toujours laissée prendre par les pièges des commerçants, oubliant de compter avec leurs ruses et leurs tours. Au fond d'elle-même, elle se doutait qu'elle se ferait sans doute avoir à la fin, comme à chaque fois qu'elle tentait de rivaliser dans le domaine, puis elle parvint à la conclusion qu'un peu d'amusement ne ferait de mal à personne.

Son pressentiment se confirma dès les premières notes. Captivée par le barde et le feu qui brûlait dans son regard, Luminara eut une impression complètement opposée à celle que lui avait laissée sa première chanson. Cette fois-ci, il y avait... une sorte d'enthousiasme, ou d'ardeur, ou d'exaltation, elle n'aurait su dire. Il n'était plus question de Révolution ou de mots dénonciateurs, seulement de sentiments suffisamment forts pour percer au travers de sa prestation. Et le barde eut une auditrice particulièrement attentive en la personne de Luminara. Se laissant aller, elle réfléchit un instant à ce qu'elle voulait lui proposer. Parviendrait-il à charmer un amphithéâtre entier ? Accepterait-il de travailler avec une Olarile ? Était-il seulement capable de mener un spectacle sur le long terme, alors qu'il semblait fonctionner à la motivation plus qu'au reste ? Sans quitter le barde des yeux, elle songea que ça valait la peine d'essayer.

Quand il s'arrêta, Luminara se rappela que c'était à elle de tenir sa part du marché. Elle pouvait créer quelque chose avec lui, pour autant qu'il soit disposé à l'aider.

- Je suis intéressée.

D'un geste calculé, elle fit gracieusement glisser la capeline qui lui recouvrait les épaules et se releva, laissant tomber la pièce de tissu à terre. Ravie de ne pas avoir pris le temps de se changer et de toujours porter sa tenue de danse depuis la fin de sa journée d'entraînement, elle le rejoignit en quelques pas souples, puis demanda fraîchement :

- Vous seriez parfait en acceptant de muser un air, ou en me concoctant un léger accompagnement.

C'était à lui de choisir : elle ne voulait pas être accusée plus tard d'avoir voulu le déconcentrer. Lentement, elle lui tourna le dos puis leva délicatement une main, attendant qu'il commence pour danser. Elle se sentait en terrain connu. Danser, c'était son rayon. C'était... évident. Et puis, sous l'air du chanteur, son corps se mit en mouvement. Tandis que ses bras s'envolaient et formaient des signes stylisés, elle ne le quitta pas des yeux. Après tout, elle dansait pour lui. Son sourire était éloigné, éthéré, comme s'il n'avait fallu qu'un geste pour qu'elle disparaisse et s'enfuie à jamais. Le mystère se mettait dans ses pas et ses déhanchements, la grandissant, la rendant inaccessible. La seule connexion qu'elle maintint avec le barde, ce fut par le biais de son regard. Enfin, elle termina sa lente sarabande en s'agenouillant face à lui dans une pose charmante, les bras levés devant son visage. Puis, avec une allure royale, elle se releva, puis, incertaine, lui jeta un regard.

Cette même expression qu'elle avait lue sur ses traits un peu plus tôt, elle devait certainement l'avoir en ce moment. Sans presser les choses alors qu'elle mourrait d'envie de lui demander quel était son nom, Luminara s'inclina poliment devant les quelques exclamations de ceux qui avaient regardé son spectacle improvisé. Mais eux importaient peu. Ce qu'elle brûlait de savoir, c'était si le charme qu'elle avait déployé égalait celui du chanteur. Au moins un tout petit peu...