Peut-on acheter Bakarne ?

Dépitée, Luminara quitta l'Amphithéâtre. Elle n'en pouvait plus de ces Ilédores souples et déliées qui refusaient de laisser leurs corps danser librement. Jamais, en décidant de reprendre sa vie dans la cité d'Edor Adeï, elle n'aurait cru se heurter à ce genre de différences. Elle se savait traitée de sauvage, mais elle n'aurait pas pensé subir un mépris sur un autre registre.

En sortant, elle hésita sur la démarche à adopter. Irait-elle voir sa toute nouvelle Mécène – qu'elle n'avait pas encore rencontrée, mais qui semblait respecter les Olarils, contrairement à l'ensemble Ilédor – la dénommée Noor Arlanii ? Cette dernière se faisait appeler la Douairière, et il n'avait pas fallu longtemps à Luminara pour comprendre ce que le nom avait de magique : non seulement les autres artistes Ilédors fermaient aussitôt leur clapet, tandis que les directeurs des théâtres changeaient soudainement d'opinion. Mais danser ainsi ne convenait pas à Luminara. Elle ne voulait pas qu'un nom lui ouvre les portes, elle voulait que ce soit les danses Olariles. Oui, elle était dans une impasse, et il était peut-être bien temps d'aller à la rencontre de cette Dame qui semblait posséder autant de pouvoir. Peut-être même que cela ferait avancer leur autre cause...

Luminara poussa un second soupir et ralentit l'allure. Finalement, c'était Amiguel qui avait eu raison – et elle détestait ça. Les Révolutionnaires étaient venus à elle, avant même qu'elle ne les trouve. Et elle les avait rejoints sans l'ombre d'une hésitation. Mais elle n'avait pas vraiment partagé avec lui ce qui s'y tramait, le laissant prendre son temps. Et puis, après tout, ce qu'il faisait ne la regardait pas vraiment... ou si peu. Bon, soit, ils passaient toutes leurs nuits ensemble, mais ce n'était que temporaire, le temps qu'ils soient de nouveau prêts à affronter seuls Edor Adeï. En attendant... oui, Luminara appréciait d'avoir quelqu'un avec qui tromper sa solitude, le soir venu. Mais là, il était hors de question qu'elle retourne calmer sa mauvaise humeur sur Amiguel. Alors, la mine maussade, elle dirigea ses pas vers les Rues Commerçantes, regardant distraitement les échoppes et ce qu'elles proposaient.

Voir les œuvres de Laetia Télaran la mettait toujours de bonne humeur : le succès de l'art Olaril lui réjouissait le cœur. Elle s'approcha de l'étal concerné, prête à débourser un petit montant pour un nouveau bijou, et s'arrêta en voyant une série de statuettes représentant leurs dieux. Dont, au milieu, fièrement dressé face à son acheteur, Bakarne, dans toute sa puissance taurine. Luminara s'immobilisa, osant à peine poursuivre l'idée folle qui venait de lui traverser l'esprit. Elle tenait une nouveauté que les Ilédors n'avaient jamais vu. Elle avait du mal à cacher sa jubilation, tant l'excitation soudaine était grande. Et si elle commençait des danses taurines ? Quel symbole ce serait ! Non seulement, la moitié de l'amphithéâtre craindrait pour sa vie et serait époustouflé par la performance – qui demanderait un entraînement réel, Luminara le savait bien – mais en plus, ce serait un véritable hommage à sa propre culture ! Si elle combinait correctement ses talents de Chasseresse et de Danseuse, elle serait capable de virevolter et de sauter en prenant appui sur les cornes du taureau, pour peu qu'elle soit capable de connaître le comportement de l'animal. Il suffisait de le placer en observation, puis de... Presque tremblante, Luminara demanda le prix de la statuette. Il était dérisoire, et elle le paya avec une expression ravie.

Tenant précieusement sa nouvelle acquisition, Luminara dirigea ses pas vers le Marché Noir. Sa décision était prise, pourquoi attendre encore ? Sa Mécène payerait le prix sans discuter, quel qu'il soit, et Luminara avait de quoi avancer, car elle possédait de nombreux rubis. Elle n'avait qu'une seule inquiétude : que les taureaux ne soient pas disponibles à la vente. Elle n'ignorait pas l'état de siège qui rationnait tout le monde, et elle se demandait si elle devait croire les devises du Marché Noir, selon lesquelles tout pouvait se trouver. Même un taureau ?

Quand elle arriva dans la place, elle eut l'impression de se retrouver face à la misère de la ville entière. Des marchands honteusement bien habillés refusaient des vivres de première nécessité à des gens en haillon. Luminara se sentit tout aussi déplacée, richement vêtue qu'elle était. Mais c'était un aspect de la vie Ilédore contre lequel elle ne pouvait rien, tout déplaisant qu'il fût. Et elle n'en regrettait que plus les règles simples d'Arestim.

Elle s'adressa à plusieurs marchands, qui haussèrent les sourcils devant sa demande très particulière. Oui, elle voulait un taureau en vie, non, pas pour le manger. Oui, en bonne santé, avec le poil lustré. Comment, avec des clochettes et des chaussures ? Comprenant que les marchands se moquaient d'elle, Luminara haussa les épaules et se détourna en murmurant :

- Tant pis pour vous.

Et à sa grande surprise, il n'en fallut pas plus. Les marchands la rattrapèrent à toute vitesse, et lui désignèrent un homme gros et gras, plus loin, qui semblait superviser le tout. Souriant à ce soudain changement d'attitude qu'elle ne comprenait pas, ne pouvant s'empêcher de se demander si Amiguel ne s'en sortirait pas mieux qu'elle pour ce genre de démarches, Luminara s'approcha de l'homme, à qui un gamin venait de chuchoter quelques mots. Arrivée face à lui, elle le salua, puis expliqua brièvement :

- L'on me dit de m'adresser à vous. Je voudrais acheter un taureau, vivant, en bonne santé.

Luminara était loin de soupçonner les subtilités du Marché Noir, mais elle avait au moins deux choses pour elle : sa tenue irréprochablement noble et sa bourse bien remplie.

La grosse qui cherche le plat du jour ? Caché sous tes jupons, ma... jolie ? Il la cherchait, ou quoi ? Quelle vulgarité ! Luminara, de marbre, regarda l'homme – pour autant qu'il mérite cette nature – qui lui faisait face. Elle refoula son mépris. Sa bave ne l'atteindrait pas, elle était au-dessus de ça.

Luminara attendit qu'il ait terminé toute sa diatribe, notant soigneusement ce qui l'intéressait. Elle se savait incapable de marchander, mais elle ne comptait pas se laisser avoir. L'homme parlait d'un taureau, mais elle n'irait pas plus loin tant que la marchandise ne serait pas sous ses yeux. Elle savait précisément de quelle bête elle avait besoin et elle ne souhaitait pas acheter n'importe quoi. Surtout pas pour un... tholen. Luminara avait acquis une certaine notion des sommes, mais c'était assez difficile, tout simplement parce qu'elle avait tout l'argent nécessaire à sa disposition. Elle savait que le tholen était au sommet de la hiérarchie, et se doutait bien qu'il était difficile de s'en procurer, mais elle ne réalisait pas du tout que certains Ilédors n'en voyaient jamais de leur vie. La monnaie n'était pour elle qu'une sorte d'intermédiaire entre deux objets troqués. Cela faisait trop peu de temps qu'elle vivait à Edor Adeï pour avoir réellement perçu toute la subtilité du système. D'un ton calme, presque indifférent, elle répondit :

- Avant de discuter du prix, j'aimerais surtout voir la bête, monsieur... ?

D'autant plus qu'il ne s'était pas présenté. Elle non plus, mais c'était lui le vendeur. Elle dut soudainement prendre en compte le fait que c'était tout de même elle qui était en position de demande. Mais elle serait intraitable sur un point : elle ne voulait pas d'un animal de second rang. Tout se trouve au marché noir, disaient-ils. Eh bien, qu'ils le prouvent !

- Je recherche un animal particulier, pas une bête anodine.

Elle hésita un instant, puis se décida à ignorer totalement le vendeur à propos des sous-entendus des plus déplacés sur ses jupons. Le jour où elle éprouverait du désir pour un homme de son genre, elle serait la risée de tous – et elle serait tombée bien bas. Toutefois, une chose lui posait problème. Si le taureau correspondait effectivement à ce qu'elle voulait et que l'homme détenait la seule bête de la ville, elle devait se décider immédiatement. Elle n'aimait pas le ton sur lequel il avait dit qu'il découperait la bête si elle n'était pas vendue. Il convenait de ne pas être trop dédaigneuse, Luminara en prit subitement conscience.

Toutefois, quand il la prit pour une Ilédore, Luminara eut un rire. Elle répliqua aussitôt, avec une lueur farouche dans les yeux, mais aussi une fierté impossible à dissimuler :

- Je ne crois pas. Je suis une Olarile. Mon nom est Luminara Hirune.

Elle aurait pu ajouter qu'elle descendait des Olarii, mais cela lui sembla superflu, et surtout, inutile. Que pouvait savoir ce petit malfrat du marché noir à propos de leurs ancêtres glorieux ? Ce qu'elle voulait, c'était qu'il lui montre son taureau, accepte une avance – parce que, comme il l'avait bien deviné, elle n'avait pas cent edors sur elle – et lui permette de revenir quelques heures plus tard. Et c'était bien ce qui risquait de devenir problématique. C'était que le gros n'avait pas l'air d'être spécialement accommodant... Il voudrait faire monter le prix du taureau pour soi-disant ne pas l'abattre, puis lui extorquerait une somme mirobolante. Il miserait sur son intérêt pour la bête – qui ne l'intéresserait peut-être pas, d'ailleurs, mais elle espérait le contraire, sinon son idée tombait à l'eau. Et le plus terrible, c'était que Luminara ne voyait aucune manière de l'en empêcher.

Les deux yeux de Luminara se rétrécirent, jusqu'à n'être que deux fentes qui n'auguraient rien de bon. Cette fois-ci, elle laissa tout son mépris s'exprimer, regardant froidement l'homme qui lui faisait face. Elle ne pouvait se permettre de le prendre de haut, mais toute son attitude clamait qu'elle était une dame, et qu'elle n'entendait pas se laisser insulter. Digne et altière, Luminara répondit calmement :

- Cet accent que vous semblez déterminé à adopter ne vous sied guère : je vous conseille plutôt d'en rester à votre langue.

Cette première mise point effectuée, Luminara se pencha sur la suite de la question. Sans accorder d'attention aux expressions repoussantes du Gros qui lui faisait face, elle considéra un instant les différentes options qui s'offraient à elle. Elle allait commencer par ignorer l'écart constitué par une nouvelle remarque déplacée, puis tenter d'expliquer qu'elle voulait d'abord voir la bête, hésitait même à glisser à son tour une pique acide à propos de sa stupidité quand elle sentit que tout se figeait autour d'elle.

Comme la Chasseresse en traque qui réalise que le vent a tourné, Luminara recula de quelques pas, regardant autour d'elle, cherchant ce qui provoquait ce changement subtil dans l'atmosphère. Un sifflement déchira alors l'air et le marché noir montra sa face cachée : dans un désordre proche de la panique, tous les marchands commencèrent à replier leurs étals et leurs biens. Nul besoin d'être devin pour comprendre qu'il était temps de décamper. Luminara s'apprêtait à se fondre dans la foule et à disparaître en quelques foulées, mais elle fut retenue par le Gras. Qu'il ose la toucher la dégoûta profondément. Sentir sa poigne sur elle lui déplaisait à un point qu'elle n'aurait pas cru aussi fort. D'un geste sec, elle se dégagea, mais le suivit tout de même. Peut-être que les négociations allaient reprendre, et dans une meilleure perspective...

Alors, elle fit le choix de courir à la suite de l'immonde personnage, qui visiblement n'avait jamais connu de sa vie la souplesse ou la discrétion. Elle était même étonnée qu'un tel homme parvienne à se mouvoir suffisamment vite pour courir. Luminara écouta ses jurons sans s'émouvoir. Le jour où il parviendrait à la faire rougir n'était pas venu. Les Fils de Filhakan étaient drôle, il était seulement vulgaire.

Puis, ils furent rejoints par un autre homme – à peine plus fréquentable – qui leur assura qu'ils n'étaient pas suivis. Luminara s'en fichait quelque peu, jusqu'à ce qu'elle apprenne qu'ils avaient fui le Guet. Le Guet. Le sang de la Chasseresse se glaça. Oh, elle se souvenait parfaitement du Guet, elle se souvenait même très bien de l'expression de triomphe dans les yeux de Therdorus Uldarii au moment où elle était encerclée et vaincue. Une expression de pure haine voila ses yeux et la Chasseresse leur faussa compagnie. Il était hors de question de risquer quoi que ce soit. Elle avait été emprisonnée une fois, c'était amplement suffisant. Elle ne commettrait pas l'erreur une seconde fois, en donnant du crédit aux paroles d'un simple quidam. Luminara vérifia par elle-même qu'ils n'étaient pas suivi, rapidement et efficacement. Une fois qu'elle eut la certitude absolue qu'elle ne risquait rien, elle retourna dans la ruelle puante où elle avait laissé le Gras. L'homme, qui visiblement s'était remis de sa course, revenait à la charge, demandant combien elle avait sur elle. Cette fois-ci, Luminara montra son impatience, sans doute plus irritée par l'épisode du guet que par le Gras lui-même :

- Je commence à me demander si vous êtes sourd. Je vous ai dit que je voulais d'abord voir la bête. Si elle me convient, je vous payerai un bon prix. Si elle ne me convient pas, je vous laisserai à vos affaires.

Combien avait-elle sur elle, exactement ? Elle ne le savait pas elle-même. Les pièces qu'elle mettait dans sa bourse correspondaient aux dépenses qu'elle effectuait. Et elle n'avait jamais vraiment réalisé qu'elle dépensait beaucoup, parce que sa Mécène ne lui avait pas fait remarquer l'ampleur des sommes qu'elle utilisait. Elle devait donc avoir... peut-être une cinquantaine de ces pièces en or, qui correspondaient à des... edors. Elle avait aussi des petites pièces en cuivre, dont la valeur était moindre. Et puis, elle voulait qu'il commence par répondre à ses questions avant de répondre aux siennes.

« Chier »

Un mot très simple, sobre qui signifiait beaucoup: le temps travaillait contre lui, et voilà qu'en plus on marchandait. Pris dans une position qu'il n'avait pas l'habitude d'avoir, Eras Kykonès ne se faisait pas à cette situation de demandeur. Elle pouvait pas filer tout son métal, l'acheter et se barrer avec?

Dans tous les cas, le Gras ne voulait plus d'animaux vivants dans son marché noir: c'était bruyant, difficile à faire entrer, difficile à faire garder, et surtout très dangereux par définition. C'avait bien marché pour les poulets et les lapins, par quelle folie avait il pu se tâter avec une énorme bête si lourde? Maintenant, il devait s'en débarrasser d'urgence, et accepter n'importe quel prix pour cela. Du gâchis. Cela dit, il pouvait survivre à une mauvaise affaire, mais il n'était pas assuré qu'il survivrait entre les pattes des hommes du Capitaine Golan. Si jamais ce chien de fonctionnaire mettait la main sur lui, ce serait bien la première fois de sa vie qu'il ferait un travail parfait, le Gras le savait. Autrement dit: le temps pressait.

D'un geste impatient, il fit signe de suivre et emprunta des ruelles anarchiques, parfois tellement étroites qu'Eras frôlait les deux murs en y passant. Ils changèrent tellement de direction qu'aucun suiveur n'aurait pu finalement savoir où ils allaient ni où ils étaient tout simplement. Au bout d'un très long quart d'heure, après avoir parcouru trois fois la distance nécessaire, ils arrivèrent devant une facade triste, qui suintait l'abandon et la résignation. Une vague pancarte à demi arrachée indiquait: « Le Chev... Estaminet, chamb... » le reste était définitivement perdu dans les éclats du bois arraché.

Eras Kykonès ne chercha pas à entrer dans le bâtiment proprement dit, mais se dirigea plutôt vers une dépendance: Un mur gris et maculé dépassait et un portail aux portes en fer rongées par la rouille y perçait. Le Gras jeta un coup d'oeil autour de lui, et considérant que les passants n'étaient pas dangeureux, il frappa à la porte selon un code particulier, deux coups courts, un long, deux courts. On entendit une chaîne se mettre, et une barre s'enlever.

« Neuf? »
« Quatorze. »

La chaîne s'enleva et un homme misérable ouvrit un peu le portail avant de le fermer en toute hâte derrière le Gras et son invitée. Eras Kikonès guida vite Luminara Hirune vers ce qui restait de l'écurie de l'auberge, au toit troué par des gravats et aux essendoles vertes de mousses. L'intérieur n'était pas plus reluisant que l'extérieur: humide, glauque, les stalles avaient pour la plupart des portes pendaient sur leurs gonds, prête à s'effondrer. Le sol était mouillé, avec de la paille pourrie de partout. Quiconque y passait une journée complète était assuré de tomber malade pour de bon. Mais tout n'était pas mort: dans la stalle du fond, on entendait une respiration puissante et apaisée.

C'était une bête diminuée, mais qui recelait encore une certaine beauté: la robe noire du taureau était souillée par la litière non changée, et des poils blancs assez nombreux sur la tête indiquaient son âge assez avancé, mais ses sabots étaient impeccables, sans fissures, et il se tenait droit, sans signes de maladies. Il avait commencé à maigrir: Au niveau du ventre, des morceaux de peau flasques indiquaient qu'il avait été plus musclé avant d'atterrir ici. Ses cornes, non taillées, pointaient haut et loin, et il était dangereux d'être à moins d'un mètre de sa tête.

« Bon, il est pas joli tel que vous le voyez, il se fait un peu vieux, mais il est mangeable et il suffira d'un peu de fourrage et de repos au chaud pour qu'il se remplume un peu. On va faire simple: j'ai pas le temps de jouer au maquignon ma mignonne, alors on va se passer de marchandage: je prends toute la monnaie que vous avez sur vous et vous me débarrassez de ce putain de bovin qui empeste cette écurie. »

Il y eut encore l'un ou l'autre juron bien senti. Luminara attendit calmement que ça passe, puis suivit le Gras, qui la perdit dans le dédale des rues d'Edor Adeï. Espérant qu'elle ne filait pas droit dans un traquenard, mais confiante sur ses capacités à se tirer d'un mauvais pas, Luminara finit par se retrouver avec son hideux compagnon et un autre homme devant une grande bâtisse dénuée de charme. Quelques codes, des mesures de sécurité élémentaires, qui rappelèrent à Luminara que ce qu'elle faisait avait quelque chose de répréhensible pour les Ilédors, et ils pénétrèrent une sorte d'annexe au corps central de l'immense étable, et Luminara se retrouva enfin devant le taureau.

Elle ne put s'empêcher de sourire. Alors c'était possible, le taureau était bel et bien là ! Elle s'approcha lentement de lui, le corps soudainement tendu, comme lors de ses anciennes traques de l'autre côté de la Gérax. À la réaction vive de la bête, Luminara sut qu'elle avait trouvé ce qu'il fallait. Le mâle n'était pas au plus haut de sa forme et ne payait pas de mine, mais ce premier réflexe lui permettait d'affirmer que le taureau avait encore toute son énergie. Il suffisait de le nourrir correctement, de lustrer son poil, de rendre son œil brillant et de... Luminara jubilait. Elle le voyait déjà transformé, imaginant sans peine les tissus typiquement Olarils qu'elle lui ferait porter. Il serait méconnaissable.

Toutefois, elle devait vérifier autre chose. Sans se préoccuper du Gras, elle bondit en un mouvement gracieux et maîtrisé. Elle se retrouva juste à côté du taureau, derrière ses dangereuses cornes dont elle ne savait pas encore si elle les ferait tailler, afin d'ajouter du piment. Et la réaction fut exactement celle qu'elle avait escomptée : au lieu de chercher à l'attaquer, ce qui aurait rendu un entraînement impossible, le taureau se contenta de s'écarter et de mettre une distance raisonnable entre elle et lui. L'âge de l'animal y était sûrement pour quelque chose, mais Luminara n'avait pas besoin d'un jeune mâle agressif au sang trop violent. Ravie, elle retourna en quelques pas vers le Gras et écouta ses conditions. Heureuse qu'il ait changé d'avis sur le prix, elle se contenta d'acquiescer et sortit sa bourse, qu'elle vida intégralement dans la main du Gras.

Puis, elle le vit compter, assistant lentement à ce spectacle désolant de l'homme avide agrippant férocement chaque petite pièce. Et quand il eut terminé, il fit la grimace, puis tourna les talons sans plus de cérémonies. Luminara comprit qu'il partait. Le taureau était à elle. Terriblement satisfaite d'elle-même, la Danseuse mit plusieurs secondes à réaliser qu'il y avait un problème et que le Gras, à sa manière, l'avait eue. Furieuse d'être obligée de traiter encore avec lui, elle n'hésita cependant pas et lui courut derrière :

- Attendez ! Qu'est-ce que je fais, maintenant ?

Elle n'allait pas traverser les rues d'Edor Adeï avec ce taureau ! Elle n'avait même pas une corde pour le retenir, ni pour le guider. Et s'il attaquait quelqu'un ? Dire qu'elle ne voulait pas tailler ses cornes... Il fallait que quelqu'un se charge du déplacement, et ça ne pouvait malheureusement pas être elle, ou alors il lui fallait un matériel adéquat. Les Ilédors avaient bien les moyens de faire ce qu'elle voulait, non ? Le Gras se retourna, un air féroce sur le visage. Il lui répondit par des insanités, et pour la première fois depuis qu'elle discutait avec lui, Luminara le coupa :

- Faites transporter ce taureau, sans toucher à ses cornes et sans blesser personne, jusqu'au Grand Théâtre, et je vous paye le double.

Décidément, elle n'y connaissait rien en marchandage. Elle n'aimait pas cette sensation de vulnérabilité à laquelle l'exposait chacune de ses phrases, encore moins que le gigantesque sourire qu'elle voyait fleurir sur l'horrible visage du vendeur.

« Le double? Qu'est ce que vous voulez que ca me foute? »

Il était sur le point de passer le seuil, il s'arrêta et préféra revenir en arrière. Il y avait de l'oseille à gagner, et ca valait toujours le coup quand on était en sécurité de discuter pognon. Surtout que la partie la plus délicate des négociations était passée, et c'était un service après vente que l'on demandait.

« Je vais vous décrire les difficultés d'un tel transfert: dans les hauts quartiers ca se sent pas trop, mais par ici, il y a deux races de rats qui rendent infernal la vie d'honnêtes gens comme nous: les premiers de ces rats, ce sont tous les tires-laines indépendants, assassins, voleurs et cambrioleurs qui ne sont que de leur côté à eux, et qui seraient trop ravis de capturer cette bête d'une valeur colossale. Les deuxièmes de ces rats, les pires, c'est le Guet et son capitaine pourri. Ceux là ils patrouillent jour et nuit, quand ils voient quelqu'un ils le tabassent et ils le foutent au trou, et ensuite ils récupèrent la marchandise et la revendent, la moitié finit dans les poches de ce chacal de Golan. »

Il cracha pour souligner son propos. Et le pire c'est que c'était réellement aussi difficile qu'il le disait, et qu'ils avaient autant de chance de tomber sur les uns que sur les autres. Cela dit, il n'avait pas dit non... Il se lanca dans l'exposé des moyens à déployer.

« Il faudra de nombreuses personnes pour faire une escorte, d'autre pour faire les éclaireurs, d'autres pour les guetteurs, choisir le chemin avec soin, surtout pour aller jusqu'à un bâtiment aussi fréquenté que le Grand Théâtre. Il faudra peut être même corrompre une ou deux pattes, de fonctionnaires et d'autres.. Bref, ce sera le grand foin. »

Il se pencha, la bedaine menacant fortement de le déséquilibrer et dit d'un air assez triomphant, convaincu de sa bonne position:

« Il me faudra plus que le double. En fait, cette fois-ci je compte bien imposer mon prix, mais je sens que les négociations avec vous seront longues et peu intéressantes. Dites moi directement qui est votre patron, ou votre mécène, et c'est avec lui que je discuterais du prix. »

Il se croisa les bras, fier d'avoir repris la situation en mains. Qu'il croyait.

Désolé de la briéveté de la réponse, mais il ne m'a pas semblé utile de diluer davantage pour faire plus de volume. Tout est là. Avec toutes mes excuses

Luminara fut soulagée de le voir se retourner, puis pâlit en entendant sa réponse. Quel chacal ! Elle ne pensait pas que la marchandise du Marché Noir était aussi délicate à transporter. S'était-elle mise dans l'illégalité en achetant ce taureau ? La notion était abstraite pour Luminara. Elle savait qu'un interdit touchait ce marché, mais elle ne saisissait pas réellement les implications pratiques. Ce taureau était à elle, où était le problème de le déplacer ? Comment les gens devineraient-ils la provenance du taureau ? Sa Mécène serait-elle fâchée d'apprendre l'endroit où elle s'était procuré l'animal ? Aurait-elle dû éviter de marchander avec le Gras ?

Toutefois, à la mention du Guet, elle prit aussitôt son interlocuteur au sérieux. Ses souvenirs avec eux étaient trop lourds de sens pour qu'elle puisse les effacer d'un revers de main. Étaient-ils réellement efficaces pour quadriller en permanence la ville ? Combien étaient-ils exactement, d'ailleurs ? La Chasseresse finit par hausser les épaules. Que lui importait la réponse à ces questions ! Tout ce qu'elle voyait, c'était la peur que le mot évoquait au faciès inhumain du marchand. Et elle devait avouer qu'elle n'avait plus envie de s'y frotter non plus. La situation risquerait de... dégénérer.

N'existait-il donc aucune solution pour transporter la bête qu'elle venait d'acheter ? Luminara n'était pas prête à renoncer. Elle voulait pouvoir lancer les danses taurines auxquelles elle avait pensé, ne serait-ce que pour promouvoir la culture Olarile. Elle allait tenter d'amadouer le Gras en proposant les pistes de solution qui lui venaient à l'esprit quand celui-ci revint tout seul sur ses paroles. Visiblement, l'appât du gain était le plus fort. D'ailleurs, le terme honnête dans la bouche du Gras commençait à l'énerver particulièrement, car elle percevait l'ironie du mot. Toutefois, elle se laissa surprendre par sa dernière question.

Qui était son Mécène ? Mais... comment avait-il deviné qu'elle en avait un ? Était-ce tellement évident ? Luminara se sentit une nouvelle fois désarmée face à la culture Ilédore. Les gens qui lui faisaient face parvenaient à déduire des choses qui lui échappaient. Elle pensait que les Mécènes n'accordaient leur protection qu'à quelques artistes... À moins que le taureau... ou alors le prix... Luminara poussa un soupir de fatigue. Elle détestait se retrouver en position de faiblesse, où sa logique habituelle et sa clairvoyance ne suffisaient plus. Mais que pouvait-elle faire, à part convaincre un Ilédor de lui expliquer toutes les clés qui lui manquaient ? Et puis, elle détestait marchander. Vraiment. Ce jeu de faux-semblants ne lui convenait pas.

Que penserait sa Mécène d'une telle requête ? Avait-elle du temps à accorder à l'horrible Gras ? Elle paraissait être une femme très occupée, c'était d'ailleurs pour cette raison précise que Luminara ne l'avait jamais rencontrée. Réticente dès le départ à proposer une telle rencontre, elle fronça les sourcils.

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je préfère régler ce genre de détails moi-même avec vous.

Oui... elle était peut-être perdue dans l'univers Ilédor, mais elle était persuadée de faire le bon choix en refusant d'ennuyer sa Mécène pour une telle chose. D'autant plus qu'il s'agissait de choses relativement peu autorisées... Et puis, tant pis si son interlocuteur ne comprenait pas sa politesse ! Devant l'air furieux du Gras, Luminara finit par ajouter :

- C'est que... Noor Arlanii me semble être une personne très prise.

Et définitivement, Luminara ne voulait pas se comporter grossièrement avec la personne qui lui avait permis de vivre selon le standing qu'elle souhaitait. Même si les notions d'argent restaient peu évidentes pour elle, Luminara n'était pas stupide au point de ne pas réaliser que les sommes que sa Mécène lui allouait étaient très larges. D'ailleurs, avec un peu de chance, l'affreux marchand connaissait la Dame et se laisserait convaincre de la laisser en paix...

Oui, le marchand connaissait la dame.

« La do... La doudou... La dade... La dadadeidadoudairi... »

Un rire nerveux noya le reste, détruisant toute crédibilité et poids dans les négociations officiellement encore en cours. Le spectacle qu'il livrait était grotesque en plus, avec son rire de dinde et les replis de sa graisse qui s'agitaient à force de trembler et de rire. Eras Kikonès mit du temps à retrouver son calme, et ne réussit pas à retrouver sa dignité.

La Douairière n'était pas le plus grand des dangers que devait affronter le Gras, le Guet en comparaison était bien plus dangereux, mais elle était Arlanii, et l'idée d'avoir fait des négociations douteuses avec une Arlanii ou une protégée des Arlanii était de nature à rompre les nerfs de n'importe quel baron du marché noir. Dans un moment de panique, il s'était même imaginé se présenter au portail du Palais pour demander « la Douairière s'il vous plaît ». Eras Kikonès ne s'était jamais approché du palais à moins d'un kilomètre, malgré le fait qu'il était né à Edor Adei.

« Bon, on retrouve son calme, on respire, et on règle le putain de problème. »

Ces phrases étaient surtout destinées à lui, c'était lui qui en avait le plus besoin d'elles deux. C'était décidément une très mauvaise affaire que tout ceci, premièrement il perdait beaucoup d'argent, et deuxièmement, il risquait de voir son identité et son commerce, toutes ses activités illégales dévoilées directement aux personnes les plus puissantes d'Isle, sans même passer par la case « Guet ». Ca puait, ca puait très fort.

« Vous avez raison, nous n'allons pas déranger cette dame, en fait, ca ne vaut même pas qu'elle soit au courant de tous les détails techniques. Je suis d'accord pour le double, c'est très bien le double. »

Jamais le Gras n'avait prononcé une phrase aussi longue sans gros mots, ironie malsaine, ou sous entendus salaces. Tout comme il n'avait jamais eu autant de sueurs froides. Dans sa tête, il voyait défiler des scènes d'exécution sommaires... Et il monta le plan à une vitesse suprenante, réfléchissant à toute vitesse, validant des risques extraordinaires qu'il n'aurait jamais pris, et mettant de côté toute question de prix.

« Oui, d'ici ce soir même, votre bête sera au Grand Théâtre. »

Bordel le Grand Théâtre?? Et pourquoi le Palais directement pendant qu'on y est? Putain de merdier de chacal de Guet...

« Soyez présente aux alentours d'une heure avant minuit, vous verrez le taureau aller vers vous, mais nous ne pouvons pas entrer et vous le livrer en mains propres. A charge pour vous de le récupérer là. »

Cette pute va quand même pas croire que je vais pénétrer dans son enculé de théâtre pour boire de la pisse de thé avec la Dou... la Doudou...

« Bref, vous faites pas chier, le Gras est à votre service, et s'occupe de tout, je dois bien ca à une cliente aussi bien roulée que vous! »

Et il emmena à moitié de force Luminara Hirune en dehors de l'écurie.

« Dites, soyez gentille... ne parlez de moi à personne. Je ne souhaite pas avoir une réputation de bienfaiteur à la peau. »

Et pour une fois ce n'était pas de l'ironie lourdasse ou un mensonge en clin d'oeil. Ce taureau avait réellement été bradé.

Et le Gras de se liquéfier sur place. Luminara aurait menti en niant la satisfaction que lui apportait cette vision. Elle savait que le nom de Noor Arlanii avait quelque chose de très imposant dans le milieu des théâtres, mais elle n'aurait jamais imaginé que sa sphère d'influence s'étende jusqu'aux marchands louches. Elle ne bougea pas d'un poil, attendant calmement que l'horrible marchand se calme. Chose qui n'était apparemment pas aisée, vu la peur que Noor Arlanii lui inspirait. Et ce fut à cet instant que la perception que Luminara avait de sa Mécène changea. Elle l'avait toujours vue comme une femme de pouvoir, mais visiblement, elle avait manqué plusieurs choses. Tout aussi Noble qu'elle soit, une Mécène n'était pas censée éveiller la peur. Qu'est-ce qui pouvait bien provoquer une telle réaction ?

D'ailleurs, le Gras conforta Luminara dans l'idée qu'elle n'aurait plus jamais recours aux services du Marché Noir. L'interdit qui pesait sur ses produits la mettait excessivement mal à l'aise. S'il ne fallait pas parler de la transaction à sa Mécène, c'était certainement parce qu'elle désapprouverait la démarche, et Luminara ne pouvait pas se le permettre. Perdre son appui serait un coup rude.

Après un long monologue – où il accepta le double sans faire d'histoire, Noor Arlanii avait décidément un pouvoir réel – le Gras finit par dire que le taureau serait au Grand Théâtre dans la soirée. Luminara était suffisamment clairvoyante pour savoir que ce n'était pas pour ses beaux yeux qu'il faisait ça, mais avoir gagné ce qu'elle voulait la fit sourire. Oh, même pas un sourire narquois destiné au marchand inhumain, seulement l'expression de son contentement. Elle écouta les instructions liées à l'arrivée du taureau au Grand Théâtre, hocha la tête, puis répondit :

- Vous n'aurez jamais une image de bienfaiteur, si cela peut vous rassurer.

Le ton était mi-figue mi-raisin : impossible de savoir si elle se fichait ouvertement de lui. Devant la nervosité de l'homme qui l'entraînait loin du taureau, Luminara décida de pousser son avantage – puisqu'elle en avait un depuis que le nom magique avait franchi ses lèvres – et termina :

- Je ne parlerai de vous à personne, mais vous... ne discuterez plus autant la prochaine fois qu'un Olaril vous demandera quelque chose.

En fait, il n'y aurait pas de prochaine fois, mais Luminara voulait s'assurer que le Gras ne profite pas de la situation précaire des siens, dans le cas où un Olaril serait obligé d'avoir recours à l'illégalité. Si la protection de Noor Arlanii pouvait s'étendre à tous les Olarils, même par un petit détour, c'était déjà ça de pris.


Minuit. Tout était calme dans les rues. Le Grand Théâtre était vide, seulement occupé par quelques Ombres qui avaient accepté d'aider Luminara à installer le taureau dans une dépendance. Fidèles à leur nom, ils étaient toujours discrets, et Luminara ne craignait pas qu'ils laissent éclater un scandale sur elle. Ils étaient, la plupart du temps, plus préoccupés par les performances artistiques du théâtre que les rivalités entre acteurs.

Enfin, comme surgissant de nulle part – le Gras avait tenu parole, voilà qui était presque étonnant – le taureau arriva en trottant, cornes intactes. Lentement, Luminara se porta à sa rencontre, incapable de réfréner les battements de son cœur. Elle tenait le début de sa revanche. Le parcours était encore long, mais elle finirait pas atteindre l'arrogant et misérable Oracle. L'entraînement ne lui faisait pas peur. Ce n'était que le début.

Luminara s'arrêta juste face à l'animal. Elle le rendrait imposant et resplendissant de santé. Elle leva la main et la posa sur le front du taureau, qui avait visiblement été abruti par des drogues. L'animal ne grogna même pas, comme s'il était soulagé de voir la fin de son périple. Elle avança encore, puis se mit à côté de lui et le guida vers le Grand Théâtre. Elle lui fit franchir les portes, puis le laissa aux mains des Ombres et se retourna vers la rue qui semblait déserte.

Luminara porta la main à sa ceinture et y prit une bourse remplie. Elle la lança au loin en disant :

- Marché conclu.

La bourse ne toucha jamais le sol. Elle fut attrapée au vol. Décidément, l'argent faisait faire des prouesses au Gras...