Apprentie, tuteur, adoption

Elle se tenait, fixe. Elle allait mieux, mentalement il en va s'en dire. L'épée de son père derrière elle, au bord de la tente, et Silke paissant non loin de là, son habit de cuir était terminé, il était certes beaucoup plus convenant mais tellement moins esthétique. Elle ne possédait pas un corps qui puisse conformer à un tel vêtement, elle le savait et ne le nierai pas.
Il était vrai que sa conversation avec Liiken lui avait remonté le moral, tout allait comme il le fallait, si un tel événement se prêtait bien sûr à ce que tout aille bien.
Elle tripota la longue natte qu'elle s'était faite un geste nerveux en remplaçait un autre, une natte pour un mèche, elle rit de cette vision des choses, car si l'on comparait la taille de la natte et celle de la mèche on pouvait aisément croire que sa nervosité avait sérieusement augmenté.

Un homme s'approcha alors d'elle, il lui était familier, mais elle eut du mal à le reconnaître. Après qu'il se soit incliné elle fut sure de son identité.

- Monsieur Garthésia, quel plaisir de vous voir ! Et oui, comme vous le voyez j'ai réchappé à la catastrophe et je suis heureuse que vous vous soyez remis, car vous vous doutez bien que votre état ne m'était pas inconnu. Vous m'avez causé une bien grande inquiétude.

Elle ne manqua pas le changement de ton de Amiguel, un tutoiement ? Qu'il l'adopte s'il le voulait, il en avait le droit, au vu de leurs âges respectifs.

- Les choses ont bien changé depuis la dernière fois et les violettes, le présent d'Aimar a disparu mais nous nous sommes toujours présents.

Elle sourit franchement, elle se rappela cette séance d'un soir avec le maître d'armes improvisé. Même s'il était aujourd'hui boiteux, elle ressentait tout de même la gêne qui lui avait traversé l'esprit en le voyant, sans que celui ne soit désagréable.

- J'espère que vous n'êtes pas venu pour un nouveau cours, dans votre état cela serait tout sauf raisonnable. Et que suis-je bête ! Rentrez, je vous en prie, asseyez-vous, je ne supporterai pas une seconde de plus de vous voir debout.

Elle dégagea le pan de toile de la toile qui lui servait d'entrée, elle n'était pas trop mal lotie, elle était seule. Elle n'oublia pas de récupérer l'épée avant de rentrer, et de la poser près des outils dans un coin de la tente.

- Prenez le lit, je me mettrai sur le tabouret, un gentil Pélégon a accepté de me le construire, il n'est pas magnifique, mais il m'est très utile. D'ailleurs puis-je savoir pourquoi vous êtes venu si ce n'est pas indiscret, car vous n'êtes pas vraiment une des personnes que je m'attendais à recevoir. En fait je ne m'attends pas à recevoir quelqu'un en ce moment, comme vous le voyez je suis plutôt seule.

Elle s'assit tranquillement sur le tabouret, un doux regard plein d'interrogations et de doutes posés sur cet homme duquel, finalement, elle avait toujours peur.

- Je te remercie de t'être inquiétée pour moi.

Le Commerçant observa la jeune fille récupérer l'épée au bord de la tente, curieux de voir qu'elle s'était procurée une arme, sans savoir qu'elle avait, auparavant, appartenu à son père. Il la suivit tranquillement à l'intérieur de la tente, s'installa sur le lit comme elle le lui avait demandé et l'écouta avec attention jusqu'à la fin. Elle était plutôt seule, en effet. Seule dans une tente uniplace.

Sans parents.

Amiguel comprit immédiatement que la catastrophe avait ôté la vie de ses géniteurs, de la même façon que ses propres parents avaient péri. Il posa sa béquille en travers du rebord du lit, tendit la jambe enserrée dans l'attèle qui s'avérait de moins en moins utile à mesure que les jours passaient, et se mit dans une position plus confortable. Lorsqu'il fut certain que parler ne lui causerait pas de douleur, il déclara de sa voix suave:

- Non, il n'était pas dans mon intention de te faire un cours. Et, dans l'état actuel des choses, je pense que c'est pour le moment superflu. Le fait est que je suis tombé sur toi par hasard. Et je dois avouer que ta nouvelle allure a manqué de me surprendre.

Il marqua un arrêt, semblant chercher un point par où commencer. Semblant seulement.

- J'ai moi aussi perdu mes parents dans le cataclysme. Il est bon de voir que tu supportes le deuil avec dignité.

Ce faisant, il lui annonçait qu'elle n'avait pas besoin d'expliciter l'implicite. Et que prolonger le discours sur la mort de leurs géniteurs respectifs relèverait davantage du masochisme et de la torture que du réconfort.

- Se complaire dans les pleurs n'est pas une bonne chose pour l'avenir. Désormais, nous devons penser à ce qui va se passer.

Il lui adressa un sourire entendu, qui mêlait dégoût et cynisme.

- Je suppose que tu es également au courant des agitations causées par Anrgrim Edorta et le Pontife Filalanël... Ils ont profité du mal de Lysandre pour surgir de l'ombre et cracher leur venin. Le Pontife, surtout. Il profite de la détresse de notre peuple pour le détourner du Chef et amplifier son influence. On ne peut pas le laisser faire.

Il plongea son regard dément dans celui de la jeune femme, laissant planer un instant un silence insidieux.

- Mais pour l'heure, c'est ton propre avenir qui importe. Je ne peux pas me permettre de te laisser toute seule.

Il s'inclina vers l'avant, et déclara sur un ton protecteur:

- Je suis conscient que l'orfèverie est ton domaine de prédilection, mais j'ai bien peur qu'il n'y ait plus personne qui te soit proche qui puisse te l'enseigner. Non pas que je te sois particulièrement proche, mais j'estime être en mesure de pouvoir me charger de toi. Si tu le désires, tu pourrais devenir mon Apprentie. Le commerce est un art fascinant, probablement aussi intense que le travail des pierres. Et avec tes connaissances déjà acquises dans ce domaines, tu bénéficierais d'un large avantage sur les autres Garthesia.

Il se redressa, haussant les épaules et émettant un petit rire.

- Bien entendu, cette proposition est assez soudaine et probablement malvenue, mais je m'étais déjà proposé pour t'enseigner le maniement des armes. Alors, pourquoi ne pas t'enseigner aussi mon art ?

Un art qui consistait aussi en la rhétorique, la politique et la subversion discrète. Mais il n'était pas utile de le préciser.

- Et puis je me sentirais mal et irresponsable si je te laissais livrée à toi-même.

- On se fait à tout. Même au pire.

Laetia ne voulait pas tant que ça en parler, elle avait écoulé les larmes de son corps bien trop de fois. Elle devait s'entraîner pour l'enterrement prochain, un visage d'impassibilité qu'elle avait soigneusement forgé.

- L'avenir ? murmura-t-elle de telle façon que son interlocuteur ne puisse l'entendre.

Décidément elle ne se sentirait une nouvelle fois pas à l'aise en face du grand Garthésia, et le sourire qu'il lui adressa ne l'aida pas, elle se sentait oppressée. Et voilà qu'il s'inclinait, les mots percèrent Laetia, elle avait bien évidemment réfléchi à la situation mais jamais elle ne l'avait vue sous cet angle.

- J'ai bien sûr entendu parler d'Arngrim Edorta, et le Pontife m'est encore moins inconnu. Mais quoi que vous entendiez par on ne peut les laisser faire, je préfère l'ignorer Monsieur Garthésia, je veux m'impliquer dans la politique, en savoir plus, cela ne signifie pas en savoir trop.

Son visage, que l'annonce véridique de sa situation avait décomposé, était devenu dur.

- Je vous avais déjà exprimé mes sentiments vous concernant Monsieur Garthésia, je vous considère comme une personne sympathique envers moi, mais je ne sais pourquoi, quelque chose chez vous me pousse à la plus grande méfiance. Ne m'en voulez pas, je préfère être franche.

Mais quelque chose, qu'elle ne comprenait pas, qu'elle ne pouvait surement pas comprendre, la poussait à lui faire confiance. Aurait-elle peur de la solitude ?

- Vous avez quand même je le pense un très bon fond, je le sens lorsque vous me faîtes une telle proposition. Et je ne sais vraiment pas quoi vous dire. Vous me prenez au dépourvu, me montrant un avenir peu radieux si je ne peux être aidée, et je n'ai qu'une personne pour m'aider : vous.
Mais nous ne nous connaissons pas très bien comme vous l'avez souligné, c'est pour cette raison que je réserve ma réponse.

En fait, elle s'était rendu compte que ce qui lui importait le plus n'était pas de se faire accueillir par Amiguel, elle aurait accepté depuis bien longtemps s'il ne résidait pas en elle un dernier pincement, une dernière raison qui la forçait à dire non, une petite voix lui soufflant que c'était pure folie de se jeter dans les bras d'un presque inconnu, mais elle avait besoin d'un tuteur, jeune pousse qu'elle était.

- Vous ne pourriez pas néanmoins vous même m'entraîner à ma formation initiale, vous me proposez donc de devenir votre apprentie, de tout réapprendre, de recommencer à zéro et de vous faire aveuglément confiance. Pourquoi pensez-vous en être aussi digne ? Pourquoi accepterais-je ainsi votre offre, maintenant ? J'ai lutté pour récupérer les outils de mon père dans ce qui était son atelier, Silke et moi les avons durement ramené, et je devrais tout abandonner, me lancer dans le commerce. Vous êtes brillant dans ce domaine, vous, Monsieur, mais il n'est pas dit que vous ferez de moi une aussi impitoyable personne, comme vous l'avez vu je suis d'une faiblesse presque maladive...

Elle s'interrompit, la proposition était vraiment tentante, mais abandonner les outils, elle ne pouvait s'y résoudre. Et puis, arriverait-elle à se faire au monde du commerce ? Elle ne savait pas bien convaincre, pas bien présenter les choses, ni se défendre au cas où, rien de ce qui selon elle faisait les commerçants qu'elle voyait tous les jours.

On ne pouvait pas penser le contraire, l'art de la rhétorique lui allait à ravir, à savoir si ce qui se déroulait n'était pas au final une grande négoce pour un beau morceau de viande. Laetia n'avait plus qu'une seule chose à faire, donner sa réponse à Amiguel.

- Comme nous nous le sommes dit à notre dernière rencontre, je suis une fille bien jeune il est vrai mais non naïve, toutes les histoires qui ont pu être racontées à votre sujet sont à mon avis de véritables racontars.
Je ne peux définir ce qui me met en gêne face à vous... en face de toi, je crois que j'aurais du mal à m'y habituer, mais cela doit être une question d'habitude.
*Ou en tous cas je l'espère, se dit-elle, je me demande si je ne suis pas en train de me mentir...*
Et si tu es si haut placé dans ta branche, c'est que ta valeur n'est plus à prouver, je n'ai aucune raison de douter de la qualité de ton enseignement.

Et encore, tout cela n'était pas des plus importants, elle allait désormais aborder la partie la plus importante de sa réticence. Ce qui allait finalement décider ou non de son avenir en compagnie d'Amiguel.

- Et décidément tu as bien des choses à m'enseigner, tu as toujours réponse à tout, dit la jeune fille, riant jaune.
Je peux donc garder mes outils, vu que mon ancien enseignement est tout simplement un avantage considérable. Silke, la jument de Corwin, enfin c'était, reste avec moi, et elle pourrait même m'aider. Et tu proposes même un miracle pour mes frêles formes.

Elle s'arrêta, il n'y avait aucun effet derrière, mais durant une minute elle regarda Amiguel allongé sur son lit sans le voir. Elle n'avait pas prononcé son nom depuis longtemps, elle avait pensé à lui bien sûr, mais elle n'en avait pas parlé. Il fallait enfouir ce qui allait inévitablement arriver. Elle sourit faiblement, sanas grande conviction.

- Et de tout cela je ressors même grandie. Alors de mon libre arbitre, je ne vois aucune raison de refuser votre offre. Je crois que tu comprends alors ce que cela signifie. Ne me restera qu'à m'impliquer...

Elle avait donc accepté, elle venait d'orienter son avenir sur une voie à laquelle elle n'aurait jamais pensé, elle serait donc désormais l'apprentie d'Amiguel Garthésia. En fin de compte, en y réfléchissant, elle avait depuis le début été destinée à autre chose que l'orfèvrerie, étant troisième de sa branche, elle devait être alliée à une autre famille, si l'on y regardait, c'était une sorte d'alliance par apprentissage qui se profilait ainsi pour elle, digne Télaran. En ce qui concernait son implication politique, elle ne savait pas quoi penser, elle n'avait jamais vraiment été pour Lysandre, mais ce qu'elle avait entendu du Pontife, et ce qu'avait l'air d'en penser Amiguel, ne laissait pas présager quelque chose de bon, il existait donc une vision pire des choses ? Elle aurait désormais tout le loisir d'apprendre et de comprendre.