La Gorge Sèche

Lysandre qui ne voulait pas avoir l'air de grogner ? Mais voilà qui était entièrement nouveau ! D'ordinaire, elle se fichait comme d'une guigne de ce genre de considérations. Luminara retint un grand sourire. Oui, sa Cousine était décidément... différente. Toutefois, remettre les choses en place parce que l'on était Chef n'était pas grogner, loin de là. D'ailleurs, apprendre qu'Arngrim n'avait pas daigné parler au Chef des Olarils avant sa petite sortie sur le futur Gardan Edorta lui fit ouvrir la bouche de stupéfaction. Choquée de réaliser que sa cousine avait été délibérément mise à l'écart, Luminara fit un mouvement brusque qu'elle contrôla en versant à nouveau de l'alcool dans les deux verres. Les Edorta... ils n'en finissaient pas de leur créer des ennuis.

Mais surtout, Luminara était assommée par la densité des informations qu'elle recevait. Elle commençait à regretter d'avoir passé autant de temps à s'entraîner avec son taureau – bientôt, elle se produirait au Grand Théâtre, et elle ne doutait pas de son succès – parce que ça l'avait tenue éloignée des siens. Oui, elle détestait les intrigues mais elle aimait profondément sa famille. Sans doute que ce recul avait été rendu nécessaire par l'épisode de la Prison... le temps qu'elle oublie à quel point elle en avait voulu à Lysandre. Ainsi, Lis Diantha, que Luminara avait chassé de ses amitiés suite à son comportement trouble envers Lysandre, était enceinte de Xan ? Et qui en était certain ? Comment le savoir, avec le nombre de lits qu'elle avait visité ? Elle haussa un sourcil terriblement sceptique. Malgré elle, elle laissa échapper :

- Lis enceinte de Xan ? Laisse-moi rire, Lysandre, comment peut-elle être sûre de porter ses enfants, à lui et pas à un autre ?

Abasourdie par la nouvelle que Lis allait devenir Reine... Lis Reine, mais quelle mauvaise plaisanterie ! Cette femme était née pour le luxe et le plaisir, ce qui faisait d'elle une courtisane, pas une reine. Il lui manquait prestance, dignité et... savoir-vivre. Comment le Gardan Edorta avait-il pu se laisser abuser à ce point ? Non, se reprit-elle aussitôt. Il n'avait pas eu le choix. Quelque chose ou quelqu'un lui avait forcé la main. On n'épousait pas une femme enceinte d'un autre sans de solides raisons. Sans... vouloir s'approprier les Enfants de la Prophétie. Luminara soupira. C'était remarquablement bien pensé de la part de Lis. Comment diable avait-elle su tout cela à temps ? Comment avait-elle fait pour faire reconnaître son état et le potentiel qu'il représentait ? Et puis, quelque chose tourmentait profondément Luminara : c'était qu'entre toutes, ce soit Lis Diantha la mère de ces enfants. Les Enfants de la Prophétie auraient dû être ceux de Lysandre, pas ceux de cette traînée !

Au moment où Luminara allait demander s'il était absolument certain que c'étaient ses enfants et pas d'autres qui étaient ceux concernés par la Prophétie, Lysandre avoua qu'il y avait autre chose. Au ton et à la voix de sa Cousine, Luminara sentit qu'elle n'en avait pas fini avec les révélations. S'accrochant car elle ne voyait pas ce qui pouvait lui arriver de pire, la Chasseresse se pencha attentivement vers Lysandre.

Et resta muette pendant une bonne minute, sous le choc. Elle s'attendait à tout sauf à ça. Luminara cligna des yeux. Enfin, enfin elle apprenait ce qui l'avait longtemps questionnée, et que par respect pour sa cousine elle n'avait jamais demandé. Elle avait toujours refusé de considérer que Lysandre avait été choisie comme Chef à cause de ses talents au lit – n'importe quoi, un vieux Chef comme Laclaos ne pouvait devenir sénile au point de choisir ainsi son successeur – et toujours su qu'il y avait autre chose. Toutefois, elle ne pensait pas que le pacte serait de cette nature. Encore moins qu'il les rattraperait plus tard. Quand elle croisa le regard presque... gêné – incroyable, Lysandre Hirune paraissait gênée – de sa cousine, Luminara comprit qu'elle se taisait depuis trop longtemps.

Lentement, la main de Luminara agrippa celle de sa cousine, pour que Lysandre ne soit plus celle qui la retenait, comme si elle risquait de s'enfuir en courant. Sous ce nouvel éclairage, Luminara comprenait mieux l'attitude de Lysandre, les raisons qu'elle avait eues d'accélérer les choses... Elle savait qu'elle ne serait pas Chef éternellement et elle avait voulu marquer l'histoire des Olarils, maladroitement, à la manière d'une jeune femme tout juste passée à l'Age Adulte qu'elle était à cette époque. Forcément, tout devenait tellement plus évident, maintenant... Elle fut tentée d'en vouloir à Lysandre pour cette révélation tardive, mais n'y parvint pas. Étrangement, ce qu'elle ressentait ressemblait plutôt à de la fierté. Lysandre aurait rendu son poste de Chef à un Edorta sans sourciller, sans que personne ne sache qu'elle tenait une parole, ayant pour seule victoire le fait de savoir qu'elle agissait avec noblesse.

- Alors Laclaos ne s'est pas trompé en te choisissant à sa suite. En tenant ta parole, tu honores notre nom. Et puis, si entre tous, il t'a choisie toi, c'est bien parce qu'il avait perçu ta valeur, valeur que Xan et Arngrim ne possédaient pas.

Le regard de Luminara se planta dans celui de sa Cousine. Qu'elle n'aille pas croire qu'elle était déçue, c'était encore bien elle de se cabrer sur les détails. Après tout, les Tables avaient toujours voyagé entre Hirune et Edorta, et Lysandre ne serait en cela que la digne continuité d'une tradition longue et respectée.

- Je te remercie de la confiance que tu m'accordes en me disant ça. Je suis... touchée, vraiment. Et tu n'as pas à en rougir, jamais.

Les faits s'étaient déroulés ainsi, et elles n'y changeraient rien. Luminara avait l'impression d'avoir trouvé la dernière pièce d'un puzzle compliqué. Elle ne saisissait pas directement toutes les implications, mais elle savait que ce qu'elle venait d'apprendre changeait toute la donne. Elle leva son verre et le vida à nouveau en un trait. Il lui fallait un petit remontant pour se remettre d'aplomb, parce que tout de même... L'alcool la détendit un peu plus. Elle continua sur sa lancée :

- Tu as un rôle à jouer, et ce n'est pas Arngrim qui te l'enlèvera. Tu restes celle qui porte les Tables et l'Épée, et jusqu'à ce que tu les donnes à cet hériter Edorta qui n'est pas encore né – d'ailleurs, peut-être que d'autres enfants de Mithra auront une progéniture plus digne d'être ce descendant attendu par Laclaos – tu restes notre Chef. Et tu as la possibilité de devenir la Grande Chef que tu n'as pas encore eu le temps de devenir. Lis n'aime pas son peuple et n'est pas digne de confiance. Tu as raison, ses enfants ne doivent pas être une insulte à notre peuple en étant de parfaits Ilédors, ils doivent être les dignes représentants des Olarils !

En fait, Lysandre l'étonnait. Éduquer les enfants de Lis ne serait pas une partie de plaisir, surtout avec cette dernière dans les parages. Et malgré le dégoût que lui inspirait la mère, Luminara contribuerait aussi, s'il était nécessaire, à l'éducation des petits. Mais il restait un point à éclaircir...

- Arngrim sait-il tout cela ? S'il a l'oreille des Révolutionnaires qui voient en lui un héritier et un futur Gardan, il pourrait respecter nos traditions et, si pas te laisser sa place, au moins te faire reconnaître comme Chef. L'annonce de l'horrible femme qui était venue nous visiter en Prison aurait pourtant dû clarifier cette situation...

Luminara réfléchissait aux possibilités qui s'offraient à eux. Les Révolutionnaires étaient ceux qui avaient marqué le plus de respect envers les Olarils. Jusqu'où accepteraient-ils les subtilités de leur système ?

Lysandre avait détesté les instants durant lesquels elle scrutait le visage de sa Cousine. Pourquoi ne parlait-elle pas ? Juste quelques mots, même de désaveu, ou de mécontentement, ou juste qu’elle se soit déçue d’elle, et la laisse seule. Le silence fut terrible, angoissant. Elle avait eu à dire tout ceci devant Grand Mère, certes, mais il y avait Arngrim et elle savait qu’elles n’auraient pas le temps d’en parler seule à seule avant longtemps. Le temps pour Sorastrata de digérer éventuellement cette nouvelle, de voir que sa petite fille avait agi avec le plus de raison dont elle pouvait faire preuve...

Et bien qu’il reste des zones d’ombre quant à sa nomination effective, Lysandre espérait que la vieille Femme saura voir qu’elle avait accepté cette proposition pour laisser sur le nom d’Hirune, dans les Tables, l’or et la fierté dont elles rêvaient.

La Chasseresse sursauta presque lorsque Luminara fit entendre sa voix, égarée dans ses songes pendant le silence de la Danseuse. Elle se rendit compte qu’elle avait déjà ouvert la bouche, quelques secondes au paravent, sans que Lysandre ne lui réponde... Sa gorge laissa échapper un timbre un peu sec, qui revint vite :

« C’est... Ce sont les Oracles qui ont révélé à Lis qu’elle porte les Héritiers. » Le regard que les deux femmes échangèrent fut cette fois bien complice, puisqu’elle reparlait de cet affreux Uldarii, que toutes deux haïssaient au plus haut point, à nouveau la source de leur haine envers Lis et sa manœuvre abjecte pour vendre les Fils Edorta aux Ilédors.

Pourtant, elle écarta bien vite ce sujet, car depuis, Luminara avait eu des paroles étonnantes. Le Chef ne s’attendait pas à autant. Un message de sympathie ou de soutien, si elle avait été vexée par l’acceptation du pacte par sa Cousine, oui, car Luminara gardait de l’affection pour sa famille... Mais autant de réconfort dans ces mots était inespéré, et surtout, terriblement gratifiant.
Elle aurait rêvé que tout son Peuple le dise à travers sa bouche, qu’ils sachent tous reconnaître sa valeur !

« Merci Luminara... » Fit-elle à demi mot, un léger sourire exprimant tout le bien que procurait son discours. Elle ne voyait qu’une petite porte pour accomplir la Volonté de Laclaos, car l’éducation d’enfants qui n’étaient ni les siens, ni Hirune, pour lui prendre son titre et sa destinée pouvait semblait bien terne. Mais la Danseuse redonnait à cet avenir-là une force incroyable. Oui. Elle avait raison. Non seulement elle aurait à élever les futurs Chefs, et Futurs Gardan Edorta, mais à l’heure actuelle aussi, elle avait son importance.

« Les Révolutionnaires ne veulent pas m’évincer, Arngrim me l’a assuré. Tout est encore trop nouveau pour que l’on sache comment fonctionnera cette organisation... C’est pour ça que je veux pouvoir rencontrer l’Olarii. » Une petite fille aux cheveux tressés passa en courant près d’elle et sauta au cou d’Arngrim, à l’autre bout de la pièce. Après avoir suivi la scène du coin de l’oeil, Lysandre s’éclaircit la voix.

« Je ne sais pas quels sont les plans des Révolutionnaires, mais Arngrim n’a pas l’air d’être au courant non plus. En réalité, je pense qu’ils attendent que le Roi nous laisse la couronne... » En soulevant un sourcil, elle eut un petit rictus. Loin de se montrer très moqueuse là dessus, puisqu’après tout, elle croyait en la Révolution, Lysandre n’avait à son tour aucune idée pour assurer la victoire aux Descendants de Bakarne.

Elle baissa d’un ton. « De plus en plus d’Ilédors croient en la Prophétie, ils pensent que nous sommes les Elus dont elle parle, les Révolutionnaires le croient, et si toute la ville entière le pense aussi, bientôt, on verra Arngrim monter sur le trône pour assurer l’intendance, jusqu’à ce que les enfants de Xan soient en âge de prendre sa couronne. Durant cette période, nous devons assurer aux Olarils et à notre nom une place de choix. Si Arngrim est Gardan Edorta, je sais qu’il nous appuiera. » L’Hirune dut boire quelques gorgée pour que sa gorge ne soit plus si sèche de trop parler, si bas.

« C’est pour cela que je veux aussi voir le Gardan Edorta, bientôt. Bientôt, tout son Peuple le voudra destitué ; s’il est raisonnable, il acceptera d’ores et déjà que nous jouions un rôle majeur dans les affaires de son royaume, et je pourrais me rapprocher de Lis et de ceux que je devrais élever. » Tout comme Luminara, songer avoir à s’occuper des enfants qui étaient non seulement Edorta, mais surtout enfantés par Lis, était une punition.

Pourtant, elle n’avait d’autre choix, et elle préféré cela plutôt que de les voir en pantin des Ilédors.

« Il faut réussir à convaincre un grand nombre des nôtres de rejoindre la Révolution, et à nous ensuite de faire ouvrir les yeux aux Ilédors qui n’ont pas encore compris. » Elle eut un signe de tête vif. « Tu m’aideras, n’est-ce pas ? »

En réalité, c’était une fausse question... Lysandre savait qu’elle pouvait compter sur sa Cousine.

Les Oracles ! Rien que ce mot donnait à Luminara un arrière-goût amer en bouche. Sans réaliser qu'elle commençait à boire peut-être un peu trop en trop peu de temps, la Danseuse avala d'un trait le troisième verre qu'elle s'était servi. Elle reposa bruyament le verre sur la table, produisant un petit bruit sourd. Rien que l'évocation de Therdorus Uldarii continuait de la mettre en colère. Heureusement, devant Lysandre, elle pouvait se permettre d'exprimer sa fureur. Plus que tout autre, sa cousine la comprenait. Elle grogna :

- Ces fichus Oracles... Quelle alliance en vérité ! Ils doivent se comprendre, entre serpents ! Un jour, Lysandre, cet homme qui nous a humiliées regrettera ce qu'il a fait. Je te le jure, ce sera à notre tour de le dédaigner.

Ce fut plus fort qu'elle. La fière Hirune n'avait pas supporté cette atteinte à son orgueil. Et elle ne lui pardonnerait vraisemblablement jamais. Elle ajouta d'une voix rauque de haine :

- Il est ma cible. Je progresse parmi la Noblesse grâce à ma Mécène, et je veux pouvoir l'ignorer la prochaine fois que je le verrai.

Ce n'était là que la première étape d'un long programme que Luminara comptait bien mettre à exécution. D'un geste agacé, la Chasseresse remplit une quatrième fois son verre, incitant silencieusement sa cousine à finir le sien. Elle chassa l'insupportable Oracle de ses pensées. Elle ne lui conférerait pas cette victoire de gâcher sa soirée.

Elle reporta son attention sur les propos de Lysandre. L'importance de leur discussion ne serait pas minimisée par leur haine pour Therdorus Uldarii. Apprendre toutefois que les Révolutionnaires ne l'excluaient pas pour autant du centre de décision rassura Luminara. Elle eut un léger sourire en entendant Lysandre parler de la lenteur des Révolutionnaires. Certes, depuis qu'elles les avaient rejoints, ils n'avaient rien fait de particulier. Mais c'était là le cœur de la ville. Le plus gros se jouait sur les murs, avec les forces présentes à l'extérieur d'Edor Adeï. Quant aux croyances des Ilédors...

- Je ne comprends pas le comportement de cette Conseillère, la Morte, qui était venue nous voir en Prison. Elle sait que nous sommes les Élus, et a fait ce que nous lui avions demandé, mais nous n'avons pas été intégrés à leur Noblesse comme ça aurait dû être le cas. Maintenant qu'il y a les héritiers, je suppose qu'elle ne veut plus entendre parler de nous ?

Les enfants de Lis. Elle allait devoir occulter le fait qu'ils avaient une mère pour parvenir à ne pas les détester. Et au fin fond d'elle-même, une vieille rancœur animait Luminara. Elle qui avait tant rêvé d'avoir des enfants, et qui avait fini par se rendre à l'évidence sur son incapacité à mener une grossesse à terme – d'ailleurs, elle n'avait plus jamais conçu, depuis – ne pouvait s'empêcher d'un peu jalouser Lis, qui en prenant plantes et herbes contraceptives, était tout de même tombée enceinte. Luminara cessa de faire la grimace et continua :

- Tu penses donc qu'Arngrim en tant que Gardan Edorta est la meilleure chose qui puisse nous arriver ?

Luminara était quelque peu surprise, parce qu'elle aurait pensé que Lysandre se réserverait cette place. D'ailleurs, elle avait un peu de mal à cerner la hiérarchie possible entre un Chef des Olarils et un Gardan Edorta. Pourtant, elle aurait dû comprendre que ce n'était pas vraiment l'ambition de Lysandre, surtout depuis qu'elle avait entendu la mission que sa cousine entendait accomplir. Elle soupira :

- Si tant est qu'il continue à nous soutenir et ne se retourne pas contre nous, tu as raison. Mais pour le reste... je me suis mêlée à cette Noblesse, Lysandre. Et ce Gardan Edorta, comme tu dis, n'écoutera pas son peuple. Les Conseillers qui l'entourent ne le permettront pas. D'ailleurs, pour eux, les Olarils ne sont qu'une curiosité au même titre que les oiseaux exotiques, même si ça me rend malade de le reconnaître.

Il leur manquait un appui au Palais, une personnalité Ilédore qui puisse défendre leur cause corps et âme. Vanhilde Tehanii avait refusé ce rôle ; qui leur restait-il ? Luminara n'aimait pas l'idée de dépendre d'un Ilédor, encore moins de devoir négocier la place de leur peuple, mais... la violence ne lui était jamais apparue comme une solution. Et c'était ce que la Révolution se proposait de faire.

- Je n'aime pas la violence à laquelle nous allons devoir avoir recours. Je voudrais qu'il y ait une autre solution, mais... ils sont butés et bornés, là-bas, Lysandre.

Enfin, la dernière question de sa Cousine lui tira un sourire. Tout en croisant le regard de cette dernière, elle murmura :

- Et tu en doutes encore ?

Forcément... Même lorsqu'elle en voulait profondément à Lysandre, Luminara ne lui avait pas retiré son soutien. Elle l'aiderait, c'était évident.

Lysandre glissa sa main sur le dessus de son verre, indiquant sans parole à sa Cousine qu’elle ne la suivrait pas dans la boisson. Elle avait encore la gorge sèche, mais cela ne semblait pas pouvoir être vaincu par le vin ou l’eau. Et si son esprit venait à s’embrumer d’ivresse, la Chasseresse avait peur de ne pouvoir se lever assez tôt, le lendemain, pour réussir à rencontrer Beltxior Olarii. Elle savait qu’un état nauséeux ne serait pas le bienvenu dans ce type d’entretien...

Mais il fallait avouer que Luminara avait bien plus l’habitude d’être grisée qu’elle... Avant sa nomination, son désir de prouver sa valeur à la Chasse la poussait à ne jamais trop abuser de l’alcool, pour pouvoir dès le lendemain repartir sur les pistes. Et depuis qu’elle était Chef, les Fêtes n’avaient plus le même goût. Elle avait à maintenir une allure à la fois proche et digne, et bien que tous les Olarils apprécient la fêtes et ses nombreuses dérives, elle n’avait pas la chance d’être Laclaos. Lui, pouvait boire à outrance et sauter sur les tables au son des flûtes. Elle, on le regardait d’un œil sombre, attendant le moindre faux-pas... Comment oser boire dans ses conditions ?

Et la Fêtes d’Hégoa l’avait entraînée dans les bras d’Amiguel, et causé le trouble de Gwyddion... Ces souvenirs lui revinrent avec une douleur affreuse dans l’estomac, si bien qu’elle dut souffler longuement pour ne pas être prise de sueurs froides. Ils étaient si proches, dans sa mémoire, ces moments-là. Arestim Dominae, la Chasse... Son avenir là bas. Elle avait rêvé d’une vie de Chef passée à traquer le gibier et à élever ses enfants avec Nydearin.
Où était-elle à présent ?

La dernière phrase de Luminara la ramena à la réalité. Elle chassa ses pensées par un petit rictus.

« Non, je n’en doute plus depuis longtemps. » L’Hirune reprit facilement ses esprits, mais sa gorge se serrait bien plus désormais.

« Pour être honnête. » Elle eut un instant de silence, laissant à sa Cousine le soin d’apprécier la confidence qu’elle lui ferait. Aveu qu’elle n’avait fait à personne. Qu’elle gardait au fond d’elle, et que ces souvenirs douloureux d’une vie qu’on lui avait arrachée la poussaient à exprimer. « Je ne pense pas qu’un Olaril puisse correctement gouverner une terre aussi grande, et un peuple aussi différent de nous. »

En relevant le menton, elle observa les alentours, mais les heures passant, les Olarils abusaient de la liesse qu’entraînait le retour du Frère. Certains chantaient leur joie, et on buvait plus que Luminara, un peu partout. Tout ceci avait un petit goût de Fête Olarile... La Chasseresse eut un pâle sourire, puis reprit sur un ton plus neutre.

« Arngrim aura du mal à être un bon Gardan Edorta, tout comme moi, ou n’importe qui d’autre. Je ne sais pas si cet Olarii pourrait lui, être meilleur. Ce que je crois, c’est que seul le fils de Xan, élevé dans la tradition Olarile, et dans les Coutumes Ilédores, ces deux cultures ensembles, pourra réunir nos deux peuples, et être un bon Gardan Edorta. »

Où serait-elle lorsqu’elle aurait accompli son devoir ?
Lysandre releva lentement les yeux vers sa Cousine, qui avait de l’avance sur elle. Luminara était entrée dans la Noblesse, elle les côtoyait, elle saura s’adapter et devenir une grande Artiste ici...

Luminara n’insista pas et respecta la décision de Lysandre. Cela ne l’empêcha pas de boire une première gorgée de son verre. Elle n’allait certainement pas s’enivrer devant une Cousine sobre, aussi tempéra-t-elle son humeur, se contentant de continuer plus calmement. En outre... il eût été dommage de gâcher ainsi les confidences de Lysandre. La Chef des Olarils se révélait pleine de surprises, ce soir, mais aussi de lucidité. Luminara observa un instant sa Cousine, par-dessus le pichet qui les séparait. Elle avait mûri. Elle n’était plus l’ébauche à peine crédible d’un Chef, elle était un grand Chef en devenir. Luminara se demanda un instant le rôle joué par Sorastrata dans ce changement. Ce fut plus fort qu’elle : un sourire de contentement traversa son visage.

Le raisonnement de Lysandre se révélait plein de justesse. Luminara avait toujours envisagé les choses sous l’angle des Olarils, et il n’était pas bon d’oublier le poids des Ilédors. Un Olaril ne percevrait jamais entièrement les subtilités du système ilédor, c’était un fait, mais dans la situation actuelle, l’inverse était également vrai. Luminara garda un instant le silence, puis dit lentement, perdue dans ses souvenirs :

- À notre arrivée, j’ai... j’estimais que cette position te revenait, ou du moins, une place très proche de ce sommet. Tu soulèves un point important, contre lequel nous ne pouvons rien faire. Toutefois, nous avons droit à une place qui nous est refusée ici.

Pourtant, quand on regardait l’histoire des Olarils, qu’on comprenait les enjeux de leur exil, cette place devenait évidente. Luminara ne voulait pas des bas-quartiers pour son peuple, ni pour sa famille. Elle voulait le même rang que ses glorieux ancêtres, même si elle devait lutter pour le récupérer.

- Tous connaissent notre histoire, mais nous n’avons pas repris l’ancien blason des Olarii, ni leur prestige. Or, nous sommes dignes de cet héritage !

Luminara se laissa gagner par la proposition de Lysandre. Demain, à la fois si proche et éloigné... avec sur le trône, le parfait résultat de la rencontre de leurs deux cultures. C’était tellement tentant, simple et déroutant. Luminara ne voulait pas se laisser acculturer, mais elle savait que les générations et le temps passant, cela finirait par être le cas.

- Comme tu dis, pour autant que les enfants aient la force d’âme nécessaire, ce serait la réussite de notre union avec Edor Adeï. Les choses changent... au début, je pensais sincèrement que nous formerions un tout distinct des Ilédors, pour toujours. Mettre l'héritier de nos deux civilisations sur le trône signifierait probablement une acculturation définitive, mais il n’y a plus rien pour nous en Arestim Dominae, alors je suppose que... c’est ce qui nous attend, à long terme. Mais là est bien notre problème : nous parlons d’événements qui n’auront pas lieu avant de nombreuses années. Ces enfants ne sont même pas nés ! En attendant, il nous faut bien une solution... Puisque nous ne pouvons pas parvenir nous-mêmes à assurer ce rôle, nous sommes supposés subir un Gardan Edorta Ilédor qui nous ignore complètement ?

Un nouveau Gardan Edorta comme l’Olarii serait-il meilleur ? Lysandre elle-même l’avait dit, rien n’était moins sûr. Luminara avait le désagréable sentiment que chaque option conduisait à un désastre, ou un échec. C’était comme si elle avait le choix entre promouvoir son peuple au détriment du bon sens, ou privilégier le bon sens au détriment de son peuple.

- J’ai l’impression que les combats sont sur tous les fronts... Rien que pour éduquer ces enfants, nous devrons lutter. Leur mère va certainement s’empresser de nous oublier, et ces Conseillers s’assureront que pas un Olaril ne s’approche d’eux. Ils considéreront que leur origine est un apport Olaril suffisant et ne...

Luminara se tut. Nul besoin d’aller plus loin, elle allait verser dans le vulgaire. Lysandre avait très bien compris. Que pouvaient-ils faire pour avoir quelque chose à dire dans l’éducation de ces enfants ? Quels étaient les plans de Lysandre à ce propos ?

- As-tu déjà une idée sur la manière dont tu vas t’y prendre pour t’approcher de ces enfants ? Les Tables d’Olaria suffiront-elles ?

Avec une soudaine inspiration, Luminara regarda sa Cousine, pensant à tout ce que recelait le précieux ouvrage. Puis, elle réalisa qu’elle était sans doute trop naïve, et laissa tomber :

- Je suppose que la réponse est non, mais les Tables ne disent rien à ce propos ? Il n’y a pas de pistes pour nous sortir de cette situation ?

Après tout, c’était l’un de leurs héritages les plus précieux. Lysandre avait même risqué sa vie pour les conserver...

Luminara était profondément attachée à ce que les Olarils aient les mêmes rangs que leur cousin Ilédors. Elle semblait vouloir cette vie-là, ne pas avoir peur de devenir une des Nobles de ce Peuple, d'avoir les richesses qui revenaient aux Olarii. Lysandre se sentit troublée, en son fort intérieur ; elle n'arrivait pas à s'imaginer vivre ici, ni parmi les humbles, ni parmi les Nobles. Elle n'arrivait pas à voir son avenir dans ces murs-ci, loin de l'Umber, loin de sa terre natale.

Et le discours de sa Cousine mettait en exergue son paradoxe. Elle voulait pour son peuple le meilleur, elle le voulait accepté, et non juste de gentils indigènes qui excellent en artisanat. Le Chef les voulait appréciés et décisionnaires, au même titre que chaque Ilédor... Ce qui n'était pas le cas actuellement. Ils allaient réclamer une voix auprès du Gardan Edorta, là où les Miséreux, eux, n'en avaient pas. Elle allait plaiser la cause Olarile, alors qu'elle ne voulait pas rester ici.

Pas rester ici. Non. Lysandre n'était pas faite pour cette vie-là. Les dorures et les atours de princes. Elle voulait l'herbe fraiche et le vent dans ses cheveux, elle voulait sa fronde, tourner dans sa paume les pierres plates qui abattraient en plein vol les perdrix. Elle voulait les bois du Cerf de l'Umber sur son dos, lorsqu'elle ramenait sa dépouille au Village. Elle voulait les bains chauds partagés avec ses Soeurs, les rires gras, les rires naturels que ces Ilédors ne savaient produire. Les vrais sourires.

Sa gorge se serrait à mesure qu'elle écoutait Luminara. Elle aurait voulu s'enfuir, courir le plus vite possible, laisser là les vêtements Ilédors qui n'étaient pas fait pour correctement se mouvoir. Embrasser qui elle voulait et fêter Hégoa comme une Déesse, pas comme une Reine ! Son pouls s'accéléra et une seconde, elle voulut prendre son élan. Dans sa tête résonnaient le chants des grillons et les musiques Olariles, les tambours et les flûtes, l'odeur du feu de bois et le goût du vin des Plaines.

Luminara prononça les mots qui l'éveillèrent soudain. Les Tables d'Olaria. Elle cilla rapidement, sa respiration haletante, comme après une course.

« La Conseillère qui nous a reconnue en Prison l'a fait principalement grâce aux Tables. Je pense qu'il en sera de même pour le Gardan Edorta. On dit qu'il écoute sagement ces gens-là, j'ai l'espoir que cette fois-ci, il les suive à la lettre aussi. »

Elle n'avait pas le droit de dire ce qu'elle ressentait. Comment leur prouver qu'elle se bat de tout coeur pour ce but auquel ils aspiraient tous, si elle-même n'était pas profondément convaincue ? Non, ce n'était pas réellement cela. Elle était convaincue que les Olarils étaient les futurs Rois d'Isle. Mais... Elle savait aussi qu'elle ne voulait pas rester ici. A moins d'un étonnant retournement de situation, Lysandre Hirune ne se sentait pas chez elle, en Edor Adeï.

« Les Tables nous rendent légitimes sur le trône, et Laclaos y a écrit très clairement ses dernières volontés. Bien sûr, il n'est pas question de ce trône-ci, mais je dois placer au pouvoir le Descendant de Bakarne. C'est écrit. J'espère que ça suffira... »

Elle tourna les yeux vers une fenêtre qu'on venait d'ouvrir, tant la chaleur se faisait grande à mesure que les heures tournaient. Il était très tard, et la fête touchait à sa fin... Beaucoup d'Olarils devaient quitter par petits groupes le lieu, pour ne pas se faire repérer.

Le trône, encore et toujours. Les Tables ne parlaient donc que de pouvoir et de lignée ? Luminara retint la question. Ce savoir ne lui appartenait pas, et elle en avait appris suffisamment pour aujourd’hui. L’ouvrage était crucial pour leur peuple, et il l’avait toujours été. Mais que représentait-il pour les Ilédors ? Qu’y voyaient-il vraiment ? Pensaient-ils comme la Morte, ou estimaient-ils qu’il n’était que le vestige d’un passé à oublier ? Leur inestimable valeur pouvait-elle être écartée par des personnages de l’envergure de ce méprisable Therdorus Uldarii ?

Luminara regarda Lysandre. C’était évident, les Olarils allaient suivre ce qui y était écrit, et même lutter pour que ce Descendant de Bakarne ait le pouvoir. Que risquaient-ils s’ils ne suivaient pas cette tradition ? Non pas qu’elle hésite à la suivre, quoi qu’il lui en coûte, mais la sensation de ne pas pouvoir parvenir à expliquer ce point de vue persistait. Le Gardan Edorta semblait influençable, et avec une femme comme Lis Diantha à ses côtés, il se transformerait certainement en argile malléable, mais un doute persistait... Un énorme doute, même... Luminara n’ajouta rien ; c’eût été inutile. Oui, elle espérait aussi que cela suffirait, et elle se contenta d’acquiescer silencieusement.

Il y eut un silence reposant, puis le regard nostalgique de sa Cousine vers les Olarils qui commençaient à partir attrista la Danseuse. Pendant quelques secondes, elle eût l’impression, fugace mais tellement réelle, que Lysandre n’était pas heureuse. Une peine mêlée de colère se peignit sur ses traits. Qu’est-ce qui manquait à sa Cousine ? Est-ce que la préoccupation de leur avenir était forte au point d’occulter tout le reste ? D’ailleurs, où était Nydearin, l’éternel absent ? Elle ne se souvenait pas l’avoir beaucoup vu, ces derniers temps. Où était-il, alors qu’il avait une femme à appuyer et à consoler ? Délicatement, Luminara changea de sujet. D’un ton chaleureux, sans être maternel pour autant, elle demanda tranquillement :

- Et toi, Lysandre, comment vas-tu ? Comment vis-tu tout cela ? Que t’est-il vraiment arrivé ces dernières semaines ?

Une manière comme une autre de lui signifier qu’elle pouvait toujours en discuter avec elle, si elle le souhaitait. Ce n’était pas de l’inquiétude que Luminara exprimait, plutôt la reconnaissance que derrière le Chef qu’elle s’efforçait de soutenir, il y avait une femme humaine. Oh, forcément, elle connaissait les grandes lignes des dernières actions de Lysandre, comme tous les Olarils, mais elle n’avait aucune idée de son ressenti. Luminara ne se préoccupait plus des projets du Chef, quoique ceux-ci restent d’une importance capitale, uniquement de sa Cousine.

De fait, Luminara réalisa avec une pointe de culpabilité qu’elle était incapable de dire à quel endroit habitait Lysandre, depuis leur arrivée. Logeait-elle toujours au Ceste Clouté ? Et Sorastrata ? Luminara ne connaissait que les grandes lignes, et elle avait tout de même entendu les contes de sa Grand-Mère. Nydearin, elle n’en parlait même pas... elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il avait fait, ni de ce qu’il était devenu. Durant quelques secondes où elle se trouva stupide, Luminara hésita à dire à Lysandre qu’elle vivait avec Amiguel. Ils ne se devaient rien. Ils étaient seulement amants. C’était anecdotique, et sa Cousine n’en avait certainement rien à faire de la personne qui chauffait sa couche. En revanche, elle décida de lui parler de sa Mécène, la mystérieuse Noor Arlanii, dont le nom semblait si magique dans les bas-fonds d’Edor Adeï. Peut-être, quand elle aurait acquis une véritable renommée, elle pourrait enfin la rencontrer et voir si elle pouvait appuyer leur cause. Et puis, il y avait aussi ce taureau, qui lui rappelait Arestim Dominae et ses traques, à un niveau tout à fait différent, certes, mais qui lui permettait de ne pas perdre totalement pied dans cette nouvelle réalité.

Durant un instant, Lysandre ne sut ce qu'il convenait de répondre. Elle avait parfaitement capté l'éclair de colère qui était passé sur le visage de sa Cousine et ne savait comment l'interpréter. A quoi songeait-elle ? Ne pouvant répondre à cette question, l'Hirune ignorait ce qu'elle voulait entendre, ou là où elle voulait l'emmener. Elle cessa pourtant de vouloir y voir quelques sujets détournés, car elle savait que si Luminara avait quelque chose à lui dire, à lui demander, elle n'irait par quatre chemins, et lui parlerait sans détour.

Comment répondre, pourtant ?
Allait-elle bien ? Lysandre ne pouvait répondre à cette question sans y réfléchir. Elle ne pouvait clamer qu'elle ne se sentait pas bien... Ce n'était pas vraiment le cas. Il s'agissait plus d'un sentiment général, léger et sous-jacent, qui n'était pas assez puissant pour qu'elle annonce sans mentir se sentir mal. Pourtant, le Chef comme la Femme n'aurait pu dire que tout allait bien. Il y avait non seulement beaucoup trop de zones d'ombre, cet avenir des Olarils trop sombre encore, alors qu'ils ne savaient où ils mettaient les pieds, et de quoi demain serait fait.

Non seulement en tant que Chef, la situation était pleine de doutes ou de tensions, mais elle avait à mettre de côté sa vie de femme, sans parler de sa vie de Chasseresse, enterrée, dont elle ne pouvait faire le deuil. Et puis, de toute façon, sa vie personnelle était également à la dérive... Elle baissa les yeux, cherchant une porte de sortie honorable. Elle savait que Luminara ne voulait pas qu'elle se taise sur ce qui la perturbait, mais fallait-il pour autant qu'elle livre ses doutes, ses craintes, et les peines qui alourdissait ses traquas ?

« J'ai surtout beaucoup lu. » Fit-elle en parlant avec les mains, comme pour se donner plus d'assurance. « Les Tables sont si riches, que j'ai moi-même du mal à m'y retrouver. J'avais besoin de me replonger dans notre passé pour affronter ce qui nous attend. » Lysandre était sincère, malgré qu'elle ne veuille pas s'appesantir sur sa propre situation. Elle n'avait pas de raison de mentir à sa Cousine. Pourtant, elle avait encore des réticences à se montrer vulnérable.

Elle avait déjà été tellement franche avec elle, en lui révélant son accord avec Laclaos, ces aveux avaient effrité sa carapace, et l'Hirune craignait de devoir à nouveau être trop bavarde... Surtout lorsqu'il s'agissait d'elle-même. L'Orgueil de la Chasseresse l'empêchait de se livrer trop rapidement.

« Je suis restée à l'Auberge, je ne sais pas vraiment où j'irai à part là bas... » Elle sentait au regard de Luminara qu'elle en voulait plus, ou du moins, que sa Cousine savait percevoir qu'elle tournait autour du pot sans vouloir affronter ce qui vraiment la rendait si nostalgique. Plus que tout, Lysandre devait garder pour elle son mal-être continuel de devoir vivre en Isle. Personne ne devrait savoir ce qu'elle ressentait à ce sujet. L'enjeu était trop grand.

Mais pour pouvoir maintenir enfouis cette partie-là d'elle-même, le Chef avait à jouer franc-jeu sur d'autres sujets... Elle en prit conscience, et son visage se ferma pour prendre une expression douloureuse. Le sujet était sensible. Et elle n'en avait parlé à personne... du moins, pas directement.

« Cela fait deux mois que Nydearin et moi ne partageons plus la même couche. » Les Olarils qui résidaient au Ceste Clouté avaient tous bien vu cet état de fait, mais personne n'avait osé, ou souhaité, en parler ou le faire remarquer. Lysandre savait pourtant qu'ils en parlaient, entre eux, lorsqu'ils voyaient partir à l'aube de Prêtre d'Hésione, sortant d'une chambre qui n'était pas la même que celle du Chef.

« Il... Nous ne nous comprenons plus. La vie ici ne lui convient pas, et il s'est renfermé sur lui-même. Je ne l'ai pas vu depuis des jours. » Elle ne parla pas de leurs disputes, lorsqu'elle avait eu la confirmation par cette Guérisseuse Ilédore que jamais elle ne lui offrirait d'enfants, suite à ces blessures lors des Feux de la Gérax. Pourtant, elle ignorait si Luminara avait été mise au courant de son handicap... Elle se sentit obligée de lui avouer, sa gorge retenant à peine les douloureux sanglots qui barraient la route à sa voix.

« J'ai vu une Guérisseuse ici. Elle a confirmé ce que Calathéa m'avait dit … Je ne pourrai pas enfanter, c'est … c'est certain maintenant. Les blessures lorsque la Montagne s'est réveillée ont été trop profondes. » Elle avala sa salive, ravala sa souffrance avec une incroyable contenance.

Elle avait suffisamment pleuré pour cette cause. Et elle avait réussi à se convaincre que ne pas avoir d'enfants l'aiderait à ne pas regretter de laisser le pouvoir à un Edorta, au détriment de son sang... Il lui fallait rapidement trouver une échappatoire.

« Mais ne t'inquiète pas, je vais bien. J'ai entendu dire, moi, que tu avais un bel avenir en tant que Danseuse. » Oui. Elle ne doutait pas que Luminara saurait s'adapter parfaitement aux Ilédors. A la Noblesse, même, la plus pure.

Quand sa cousine commença à louvoyer entre différents sujets, Luminara ne fit pas un seul commentaire, la laissant parler à son rythme. Et puis, si elle ne voulait rien lui dire, peu importait. Elle aurait été là, et aurait essayé, au moins. Les paroles de sa Cousine trouvèrent un vague écho en elle. Forcément, la lecture des Tables ne devait pas être une activité de tout repos. Comprendre toutes les implications de ce qui y était dit... elle devinait aisément à quel point la tâche devait être fatigante. Mais cela n'expliquait pas le regard triste de Lysandre – à moins qu'il y ait dans l'ouvrage des secrets ou des malédictions impossibles à révéler, mais Luminara en doutait. Elle percevait plus leur héritage ancestral comme une sorte de guide.

Alors ainsi, Lysandre était restée au Ceste Clouté ? Elle ne savait pas où aller à part là ? Une première fois, Luminara réalisa que le devoir devait par moment être bien lourd à porter. Devait-elle y voir un refus de s'intégrer à Edor Adeï, ou tout simplement une lassitude que le Chef ne pouvait pas se permettre d'exprimer ? Elle n'eut pas le temps de se poser plus longtemps la question. Alors que Luminara s'attendait presque à la voir s'arrêter là, Lysandre lui parla de Nydearin.

Le grand absent, justement... Elle savait très bien comment est-ce que ce genre de fissure commençait. Le fait qu'il ait déserté la couche de sa cousine était suffisamment parlant. Et si elle en croyait les dires de Lysandre, le fossé était devenu infranchissable. Mais que voulait-il, cet idiot ? Sa cousine devait être désemparée face à la défection de celui qui avait été jadis son soutien... Les problèmes de couple n'étaient jamais gais à entendre – et encore moins à dire, mais ce n'était rien en comparaison de ce que lui livra Lysandre juste après.

La stérilité.

Et là, Luminara se sentit terriblement malheureuse. C'était ridicule, mais elle fut sur le point de se laisser submerger par l'émotion. Si toutefois les larmes brillèrent au coin de ses yeux, elles ne dévalèrent pas ses joues. Nydearin l'avait-il quittée pour cela ? Comme ces autres Olarils incapables de surmonter ça aux côtés de leur compagne ? De manière incontrôlable, une vague de haine à son encontre lui monta au cœur. La stérilité, Luminara la connaissait bien, et pour cause... Elle avait perdu ses deux enfants, était incapable de mener une grossesse à terme et malgré des relations sexuelles régulières, n'avait plus conçu depuis des années. Cet échec était sans doute sa blessure secrète la plus vive.

Réaliser que c'était familial lui causait un chagrin incommensurable. Et que Lysandre soit frappée de la même malédiction qu'elle – et Jezabel et Ebanelle avant elles – pour une cause différente lui paraissait injuste. Lysandre aurait dû pouvoir porter la vie, et échapper à ce ventre sec qui caractérisait les filles Hirune de leur branche, et voilà qu'à cause des Feux de la Gérax, elle en était devenue incapable. Luminara avait toujours voulu des enfants. Elle en avait rêvé, et pleuré, aussi, pendant des nuits et des nuits. Parvenir à surmonter sa douleur de se savoir stérile était un challenge qu'elle devait recommencer régulièrement. Oui, c'était un choc d'apprendre que sa jeune cousine, Chef des Olarils, promise à bel avenir, n'allait pas pouvoir enfanter comme toutes les Olariles. Mais plus que toute autre, Luminara comprenait la souffrance engendrée par cette nouvelle.

Lentement, la gorge serrée, elle plaça ses mains sur celles de Lysandre et les serra longuement, comme si ce geste pouvait traduire toute sa sympathie pour elle.

- Oh, Lysandre... Je ne savais pas que les séquelles étaient aussi graves. Je... je suis tellement désolée que cela t'arrive aussi...

Elle avait envie de la serrer contre elle, pour la réconforter, mais savait parfaitement que c'était inutile. Pour avoir elle-même traversé ce que Lysandre vivait actuellement, elle savait que même si les marques d'amitié et d'amour aidaient beaucoup, elles n'étaient pas suffisantes, surtout comparées à l'idée que jamais un enfant ne prendrait vie en elle. Contrairement à ce que d'autres faisaient, elle ne tenta pas de mettre en doute la parole de Calathéa ou des guérisseurs. Elle se souvenait qu'au final, c'était beaucoup plus douloureux. C'était presque rageant, mais tout ce qu'elle pouvait faire, c'était écouter, comprendre et offrir son soutien. Il n'y avait pas de bons mots. Ni de solution.

- Je sais combien c'est douloureux à vivre. Si... si tu veux en parler, n'hésite pas à venir me trouver.

Même pour tout simplement pleurer sur mon épaule. Qu'importait, au final...

Et vraiment, qu'importait son avenir en tant que Danseuse, face à la détresse qui venait d'être exprimée ? Luminara posa son regard sur Lysandre. Et elle finit par deviner que Lysandre devait changer de sujet pour ne pas craquer. Alors, elle laissa à sa Cousine sa fierté. Et d'une voix douce, elle lui répondit :

- J'ai réussi à me procurer un taureau. Je monte actuellement un spectacle de danse taurine, dont la Première, à laquelle j'inviterai tous les Olarils, devrait bientôt avoir lieu. En attendant, je fais occasionnellement des apparitions dans les spectacles quand c'est possible, afin de donner un avant-goût au public.

La symbolique, Lysandre la percevrait mieux que quiconque. Mais...

- Mais la Chasse me manque.

Et c'était un aveu inattendu, qu'elle n'aurait pas cru pouvoir dire aussi tranquillement. Que faisait cette immense boule dans sa gorge ? Pour se donner contenance, elle siffla son verre, mais ne se resservit plus. Il n'y avait rien à célébrer.
Vraiment rien.

Lysandre fixa les mains de sa Cousine sur les siennes, la pression lui envoyant de nombreux sentiments. La compassion et le soutien, l’amitié, et même la fraternité. Ce qui unissait les Olarils entre eux était fort. Ce qui unissait les Hirunes, les Chasseresses entre elles étaient bien plus puissants encore, qu’elles partagent le même sang ou non.

Mais malgré que ce signe inestimable soit le seul qui puisse la réconforter dans ce monde où elle ne trouvait sa place, le Chef le trouvait pesant et sans pouvoir l’expliquer, elle le trouvait pire que tout. Pourtant, Luminara aussi savait la douloureuse détresse et l’immense solitude qu’une femme pouvait ressentir lorsqu’elle prenait conscience que l’un des buts primordiaux de son existence ne pouvait être accompli. On lui enlevait, avant même de lui avoir permis d’y goûter, la possibilité d’un bonheur dont toute femme se trouvait satisfaite et qui la rendait Mère.

Mais sa Cousine connaissait la souffrance, et elle avait conscience du cœur des Hirune. Elle savait, en outre, que Lysandre ne pouvait à l’heure actuelle se permettre la moindre faiblesse. Aussi lui garantit-elle que la Chasseresse serait toujours accueillie avec l’écoute et la compréhension, si elle en émettait le besoin. Savoir qu’elle pourrait la trouver en dernier recours, le jour où elle ne pourrait plus soutenir seule son fardeau emplit le cœur de la jeune Hirune d’une grande émotion. Bien qu’elle ne puisse promettre qu’elle le ferait un jour...

Luminara accompagna son changement de sujet avec l’intelligence dont il fallait faire preuve dans ce type de situation. Lysandre savait cela, et un furtif regard transmit toute la reconnaissance qu’elle avait à son égard. Un regard penaud, certes, mais sincère, gênée qu’elle était au plus profond d’elle-même d’avoir en une seule soirée, eut tant de choses à dévoiler. Des choses pesantes et douloureuses, difficiles à arracher.

Sa Cousine dansait avec un Taureau. Elle avait trouvé là une formidable manière de s’adapter et de prouver à tous que son art et son sang étaient nobles. Une seconde, Lysandre regretta de ne savoir danser à son tour... Mais cette idée fut néanmoins trop saugrenue pour qu’elle puisse s’empêcher de ravaler les larmes qu’elle retenait, dans un léger éclat de rire, qui resta coincé dans sa gorge, et ne fut qu’un gémissement étrange.

« Je serais curieuse de te voir valser avec un Taureau. » Fit-elle bientôt, prenant pleinement pieds sur ce sujet-ci, oubliant tant bien que mal les tracas précédents. « Et les Ilédors sont devenus friands de nos coutumes. Tu seras vite reconnue par tous, nos danses sont bien plus vibrantes que les leurs, pour ce que j’en ai vu... »

L’Hirune tressaillit à l’entente du mot suivant. Elle se sentit comme un buveur de vin à qui l’ont tend une chope. Ses lèvres tremblèrent une seconde.

« Il n’y a rien à chasser ici... A part les Usurpateurs qui occupent le trône de nos Ancêtres. » Elle avait eu toutes les peines du monde à ne pas dire « nos Dieux ». Son regard se voila puis redevint net, une nuance plus brillante dans l’iris.

« Tu vas devenir célèbre. » Lança soudain Lysandre, plaça sa paume sur l’épaule de sa Cousine, la poigne bientôt plus lourde. « Ton talent peut te conduire à être repérée par quelques nobles ; j’ai entendu dire qu’ici, ils donnaient de ces pièces d’or qu’ils échangent, aux artistes jusqu’à en faire des idoles. Ta position pourrait nous servir, et si tu as quelque information qui puisse aider la Révolution... » Elle se coupa, entendant au dehors des bruits de pas.

Les deux femmes se rendirent compte qu’il n’y avait plus ni musique, ni fête autour d’elles... Les derniers Olarils quittaient les lieux uns à uns afin de ne pas se faire repérer par les milices qui rôdaient. La rumeur disait même depuis quelques jours qu’on arrêtait des gens sans raison. Il ne faisait pas bon traîner si tard, et pire, l’aube perlait déjà derrière les vitres des fenêtres.

« Il est tard, il faut rentrer. » En une brève accolade, elle salua chaleureusement sa Cousine, espérant faire passer dans ce geste, tout ce qu’elle lui avait apporté dans cette soirée. Leur lien était fort, plus qu’il ne l’avait jamais été au paravent. Le Chef eut un signe de tête, puis se détourna, et gagna à pas feutrés la porte. Sur un signe d’un jeune garçon au visage sale de crasse, elle sortit sans un bruit.