Soren Golan

Commençons par l'image que les gens ont de lui.

Chez les opposants politiques, il a une réputation tout simplement détestable: on l'accuse d'être corrompu, complètement suborné aux conseillers, un roquet dangereux. Il n'est pas forcément infaillible dans son métier: les échecs sont en nombre tout aussi important que les arrestations réussies, mais son acharnement et sa hargne achèvent de lui donner une mauvaise image. Chez les honnêtes citoyens qui n'ont jamais eu affaire personnellement au Guet, ce sont plutôt ses manières qui gênent: on le voit souvent boire à sa fiole, avoir un langage impoli, et apostropher de travers tout ceux qui le regardent trop directement. On se demande limite s'il ne fait pas des efforts pour se faire détester. Chez le Conseil, ou les autres qui lui donne leur missions, on le reconnaît comme un homme de main obéissant, qui a ses propres méthodes, et qui entend bien qu'on ingère pas dans elles. Docile, mais indépendant. Le travail est fait, il est récompensé parfois plus que la valeur réelle de son travail, et c'est tout ce qui compte.

Quelle est la part du vrai ou du faux dans tout ceci?

Solen Golan est un homme qui prône sa personne avant tout. Grand adepte du confort, il vit assez souvent au dessus de ses moyens, et a toujours au moins un créancier devant sa porte. Il est définitivement célibataire, car une femme à la maison serait une interférence nuisible dans sa vie douillette et égoïste. C'est un homme intelligent, mais paresseux ce qui à fait qu'il a accédé à un poste assez haut placé sans pour autant réellement évoluer, et qui est capable ponctuellement de très bonnes idées, mais qui s'enfonce la plupart du temps dans un aveuglement qui lui est propre. Il a de réelles capacités, mais ne les utilise que quand l'envie s'en fait sentir.

Il est loyal, au sens où il est attaché aux lois. L'image qu'on lui donne de mercenaire corrompu est donc fausse, mais pas tant que ca: comme dit plus haut, il vit souvent au dessus de ses moyens, et lorsque le Conseil lui demande de poursuivre les dissidents avec hargne, ils versent généralement une petite « avance sur salaire » qui lui permet de gagner du temps auprès de ses créanciers ou de s'acheter des petits plaisirs supplémentaires. Il respecte la loi et la fait appliquer comme dans n'importe quelle « police », mais la sévérité avec laquelle il poursuit les hors-la-loi dépend du pot-de-vin qu'on lui a offert. Il est capable de monter une opération disproportionnée contre un pauvre homme sans signification parce qu'on l'y a encouragé.

Il a un langage plutôt brut, et ne se préoccupe absolument pas des formes du discours, tout comme il ne se préoccupe pas des autres. Les seuls face à qui il fait preuve de déférence sont les nobles, car ils peuvent lui apporter quelque chose de substantiel.

Il est un adepte fervent de tous les plaisirs, et c'est peut être sa faiblesse la plus évidente: les femmes en sont le premier, il refuse d'avoir une compagne, mais est un client très régulier des maisons closes, les connait toutes y compris les illégales (où il a ses entrées gratuites). L'alcool est la seconde: bien qu'il ne se reconnaisse pas comme alcoolique, tirer la fiole de sa cape est un geste très courant chez lui mais il ne fréquente pas volontiers les estaminets: comme beaucoup d'autres choses, il les vit en solitaire, sans interférence des autres. Les drogues plus raffinées, moins courantes, il les a toutes expérimentées, mais n'accroche à aucune réellement: elles le mettent dans un état second qu'il n'aime pas, et en plus le mettent dans une position d'illégalité.

Combien de temps tiendra-t-il cette vie déréglée? La seule et unique règle qu'il s'impose est justement de ne pas y penser. Continuer sa vie de plaisirs, avec un travail passionnant riche en action, est son seul objectif.

Malgré ce que disent ses détracteurs, il n'est pas devenu Capitaine du Guet par hasard.

Il a un esprit fait pour le terrain, et laisse la logistique et l'administration à d'autres. Capable d'improviser, d'analyser rapidement, il est abonné à toutes les sorties du Guet, et se considère comme indispensable à celui ci, ce qui n'est pas tout à fait faux. Côté commandement, bien qu'il ait appris plutôt sur le tas, il a étonnamment bien retenu ce qu'il fallait être pour être Capitaine. Il aime l'action, et si les arrêtés se défendent, tant mieux. Il aime la bagarre, quand il faut taper, et il a appris dans le temps quelques prises et quelques coups, sans avoir jamais eu le courage d'aller jusqu'au bout. Intelligent, mais paresseux.

Autre point: il n'est pas ignorant des lois, au contraire. Il s'y connait, mais pour mieux les détourner: par exemple, trouver à coup sûr un prétexte pour incarcérer les gens. Cela dit, peu de gens de sa classe sociale le surpasse en Droit.

Soren Golan entra dans sa chambre accompagné d'une femme entre deux âges déjà à moitié débraillée qu'il embrassait furieusement. Il tâcha de se déshabiller lui même, révélant un torse que pas mal d'hommes aimeraient avoir, surtout par rapport à son âge et jeta la femme dans son lit. L'acte fut assez long, mais sans rien de notable qui le démarquerait des autres, et il ne s'en souviendrait d'ailleurs pas d'ici quelques temps. Une fois fini, le Capitaine du Guet écarta quelques mèches de devant ses yeux et il sombra dans un sommeil agité.

Un homme se promenait saoul comme une barrique, en gueulant aussi fort qu'il était imbibé. Ce n'était visiblement pas la première fois, et il tenait dans ses mains une pipe qui dégageait une fumée lourde et épaisse, qui ne signifiait rien qui vaille. A priori, que ce soit la boisson ou la fumée, il avait bien profité des deux. Il désigna une fille quelque part, et l'emmena dans une chambre à l'étage d'au dessus.

La vision se floua, et Soren put voir le personnage: il était aussi charpenté que lui, avait la même barbe, mais ses yeux sentaient déjà l'épave et ses épaules se voutaient. Soren put voir ce qu'il y avait à l'intérieur de cet homme: tout n'était que ruine et désespoir, animé des feux d'une fête permanente destinée à tromper les charognards. Il fuyait ses dépendances en oubliant qu'il était dépendant pour prendre encore plus de drogues. Il fuyait en avant et plus il avançait pire c'était.

C'était son père.

Soren se réveilla sans sursauts, simplement dérangé par l'incongruité de ces pensées. La fille dans ses bras ne s'était pas réveillée. Il cligna des yeux pour chasser un peu le brouillard de ses pensées. A ce qu'il savait, son père se nommait Borodan Golan, il ne s'était jamais marié et il avait un jour déposé un gamin à un des moines du Beffroi en demandant à Therdone de vouloir l'élever dans son temple. Il l'avait concu avec on ne sait quelle femme et celle-ci n'en voulait pas. Lorsqu'il était devenu adulte et que Soren avait voulu percer les mystères de son père, il retrouva uniquement ceci de lui: un rapport du Guet parlant de son assassinat crapuleux. Mort dans la violence la plus banale pour un homme qui visiblement ne méritait plus de vivre.

Soren détestait le peu qu'il connaissait de son père. Mais, il avait fini par le reconnaître avec les années, il était son digne fils. En à peine meilleur. En poussant un soupir plus ou moins discret, il referma les yeux et le sommeil docile revint vite fait.

« Soren, tu pourrais faire de grandes choses, si seulement tu n'étais pas un âne! »

Et un coup de baguette qui siffle sur les fesses. Les méthodes d'enseignement ilédors incorporent volontiers les châtiments corporels, seul moyen d'ouvrir les oreilles sur le dos des élèves. Le Frère Filakon était un grand amateur de cette méthode et aussi le premier à se plaindre des blocages volontaires de son élève. Sauf que cette fois là, Soren arracha la baguette à son maître, et avec une force surprenante pour un petit garçon de son âge, il rendit la pareille. Le soir même, il pelletait la merde des chevaux dans les écuries militaires.

Le petit Golan avait appris à lire et écrire plus vite que ses compagnons orphelins, mais il s'était ensuite relâché si bien que d'autre l'avaient rattrapés et écrivaient désormais plus vite et avec moins de fautes que lui, mais Soren s'en fichait. Il n'aimait pas cet endroit qu'il côtoyait depuis sa naissance douze ans auparavant. Pour une matinée de cours offerts à titre gracieux par semaine, on travaillait tout le reste du temps à l'entretien du Temple des Modestes d'Edor Adei, on sortait à peine explorer la ville, d'où la rage qui l'avait un jour pris, et qui lui avait valu d'être exclu du Beffroi et mis au travail dans une écurie.

Le Soren Golan adulte faillit se réveiller, mais il se contenta simplement de sourire alors que le rêve évoluait dans une autre direction...

Le crottin des bêtes. Les farces des garçons d'écurie. Les filles qu'on sifflait en passant. La fatigue assommante en fin de journée, et qu'on mettait de côté en faisant le mur. Et cette première fille qu'il avait baisé... une blonde campagnarde, approchant de la quarantaine. Elle lui avait dit qu'il avait beau faire moins de la moitié de son âge, il se débrouillait bien. Il en avait été fier.

L'armée. L'uniforme, le recruteur détestable qui te gueulait dessus pour des bottes mal mises. Pas de femmes, que des hommes fermés et/ou à côté de la plaque, vivant dans un monde fait de chevaliers, de princesses et de gloire. Pas beaucoup c'est vrai, entre Humbles on connaît que le cynisme, mais quelques moralisateurs quand même. La dent qu'il lui avait pétée quand l'autre gros l'avait un peu trop ramenée. Et la punition publique...

Cette fois ci, Soren Golan ouvrit les yeux et se réveilla. La femme avait mis sa tête sur sa poitrine, l'empêchant de bouger, avec attention, il tendit son bras libre vers le chevet à côté et en retira une petite outre de cuir tâché à mort. Il ouvrit le bouchon avec les dents et but quelques gouttes de liqueur de grain. Un goût immonde, mais un effet évident. Il regarda un moment la fille, pour savoir s'il allait la réveiller pour la baiser encore. Oh et puis non.

Il était vrai qu'il avait mal vécu son passage à l'Armée, il en avait même gardé une rancoeur tenace à son encontre: tout ce qu'il y avait vécu se résumait à des humiliations, des abêtissements, des supérieurs qui les traitaient en bétail et les frappait pour ne pas savoir meugler en rythme. Et les marches épuisantes et inutiles, les privations minimes mais accumulées, et les coups de fouets qui l'avaient laissé dans le coma la fois où il avait frappé l'autre fils à papa au point de lui péter une dent.

Lorsqu'il avait quitté l'armée, avec une mauvaise appréciation bien entendu, il demanda directement à l'officier qui lui remettait l'ordre de fin de mobilisation:

« M'sieur, où est ce que je peux travailler pour être sûr de jamais vous revoir? »

L'officier avait ricané et avait dit:

« Va dans le Guet, des rats comme toi on en trouve plein là bas. »

Suite à des accords que seul un expert en droit pouvait bien comprendre, le Guet d'Edor Adei ne pouvait effectivement pas être mobilisé en cas de guerre: sa mission devait être assurée en tout temps, et surtout par temps critiques. Sans le Guet qui pouvait maintenir l'ordre?

Des gens comme lui: francs, directs, vulgaires, qui aimaient fêter. Ca c'était la vraie vie: après le service, c'était bière, femmes et jeu à volonté, tant qu'on avait de l'argent: après, c'était à crédit. Aucun ne gardait plus d'un edor en poche sur toute une semaine, mais qu'est ce qu'on s'amusait. Toutes les adresses de la ville, on les connaissaient, y compris les illégales. On venait y dépenser la nuit et le lendemain matin en service on débarquait et on menaçait les propriétaires de dénoncer, pour récupérer notre argent. La belle vie.

Ca c'était un uniforme chouette. Dans son sommeil, Soren Golan lâcha un soupir de soulagement. Une belle époque.

Une belle époque qui avait évolué depuis cet attentat manqué contre Joaldor Arlanii. Il patrouillait avec deux trois de ses copains près du palais du Gardan, et un homme avait tenté sous leur nez d'escalader les murailles. Il l'avaient alpagués, ils l'avaient tabassés, et ils avaient obtenu des aveux: c'était un assassin. Que ce soit vrai ou pas, tous les membres de la patrouilles reçurent des promotions, celle de Soren Golan fut de servir d'aide de camp au Capitaine de l'époque. Ce fut peut être la seule fois où il remercia les moines qui l'avaient éduqués et appris notamment à déchiffre l'écriture, ce qui lui avait permis d'avoir ce poste.

Les barrettes rouges, c'était différent d'avant, pas forcément pire. Il ne pouvait plus débaucher comme il le faisait, le Capitaine exigeait trop de rapports, mais ce n'était pas grave, il se mit à aimer le Guet pour ce qu'il était et non parce qu'il lui permettait d'échapper à l'armée en cas de mobilisation. Il aimait son métier, ne s'y sentait pas dépaysé.

A l'époque, le Guet était déjà un « trou à rat » comme disaient les militaires, où abondaient des Humbles réfractaires à l'autorité qui incarnaient malgré tout une certaine autorité. La seule chose qui empêchait que les membres ne dérapent franchement, c'était le Capitaine: avec lui il fallait pas se faire pincer, c'était le renvoi immédiat après dédommagement, et connaissant l'aversion naturelle de la plupart de ses hommes pour la discipline, il les confiaient aux bon soins d'un autre capitaine de ses amis, mais qui travaillait chez les sapeurs dans l'Armée. Si tu voulais éviter de creuser des fossés dans la gadoue sous les ordres des militos toute ta vie, tu faisais pas chier le Capitaine.

Soren Golan quand il était aide de camp fit enfin preuve d'un peu d'intelligence, il observa et apprit par imitation, notamment le commandement et le droit. Il fut surpris sur certains détails, comme par exemple l'interdiction de violer le domicile sans justification valable, mais sentant que ca lui serait un jour utile, il se surprit même à plonger le nez dans le manuel du Guet, qui contenait toutes les règles des patrouilleurs. Le Capitaine était satisfait, et l'encouragea dans cette voie, pensant transformer cet homme apparemment perdu en un Ilédor respectable.

Hélas, plus le lieutenant Golan en apprenait sur la loi, plus il apprenait comment la détourner.

Vint la retraite du Capitaine, la nomination de son aide de camp à la place. C'était lui le Capitaine à présent, lui qui devait organiser tout le merdier. Travail chiant, mais enfin il pouvait faire une chose: boire et baiser quand il voulait sans rendre de compte à personne, tant que le Guet partait pas trop de traviole. Sinon évidemment, on le remplacerait vite fait.

Il remodela le Guet pour sa propre patte: il fut plus permissif sur les combines et les dessous de table, mais était le premier à punir spectaculairement ceux qui faisaient des conneries évidentes et visibles. Le premier à lâcher ses hommes aussi s'ils se faisaient pincer. Dans les patrouilles, il détournait soigneusement le regard, mais les membres du Guet surent très vite que s'il était présent en personne, il fallait lui obéir vite et exactement comme il fallait, sinon on passait une très mauvaise nuit dans le fond du puits, la tête émergeant l'eau de très peu. Une punition qu'il avait mis au point.

Et le Capitaine Golan était souvent là, il aimait trop l'action pour se mettre en arrière. Le jour, il s'amusait dans son travail, le soir dans les tavernes, et la nuit dans les bordels. Vraiment sa vie était idéale, et elle l'était toujours maintenant, malgré le blocus des Révolutionnaires. Certes elle coûtait chère mais les combines étaient de plus en plus nombreuses, et avec juste un peu de prudence, un homme comme lui pouvait survivre longtemps en ne vivant que d'elles.

Cela faisait plusieurs années maintenant qu'il portait les barrettes or du Guet, et plusieurs tempêtes étaient passées sans qu'il n'ait été même inquiété: la mort du vieux Joaldor, l'ascension et la chute éclair de son aîné, la nomination de son cadet, personne pendant tout ce temps ne s'était intéressé au maître du « Trou à Rat » d'Edor Adei. Soren Golan s'appliqua à continuer à vivre de ses combines.

Peur: le Conseil veut le voir. Est ce pour le virer après tant de bons et loyaux services? Non: c'est pour lui demander de mettre l'accent sur la chasse aux anarchistes, aux dissidents, aux adversaires de l'ordre établi. S'il est payé en fonction pourquoi pas. Il est payé en fonction.

Son interlocuteur? La morte...

Cette fois ci, Soren Golan sursauta et se mit assis. Comment passer du rêve neutre au cauchemar en une image. La fille à côté de lui se plaint légèrement de l'avoir réveillé. Soren la regarde de travers, comme une étrangère qui s'est introduite sous son toit, puis se lève sans dire un mot, nu comme un ver pour aller à l'autre bout de la chambre. Il se penche, prend le jupon et le lui balance:

« Dégage morue si tu n'es pas contente! Moi j'en ai marre. »

Silence stupéfait.

« Rhabille toi et fiches le camp tu m'as assez embêté, et dépêches toi sinon je t'aide à le faire par la fenêtre. »

Cette fois la menace marche et en moins d'une minute il est de nouveau seul dans sa chambre, le lit complet pour lui, son outre à peu près pleine sur son chevet.

C'était pas si compliqué d'être heureux finalement.