Tribulations pour chasser l'ennui

"Elles sont belles mes casseroles! Elles sont solides mes poêles!"

"Demandez votre écharpe tissée main! De la pure qualité Olarile, à cent pour cent!"

Eredra stoppe d'un coup sa déambulation hasardeuse au milieu des commerces, elle a entendu le mot magique.
Olaril.
Elle se retourne d'un bloc, faisant voltiger les mèches libres de sa chevelure de feu, sa jupe légère en soie carmin, et tinter les grelots accrochés çà et là sur son corsage. Quelques pas délicats esquissés, un deux trois, une valse miniature, et elle contemple les yeux brillants de convoitise lesdites écharpes. Tâtant d'une main blanche - si on excepte les taches d'encre - le tissu, extrêmement doux, moiré, irisé presque. Le vendeur, un mousatchu à l'air malin, s'approche de sa cliente et l'appâte un peu plus:

"Vous voyez, mademoiselle, cette qualité, cette finesse! Ca vient de l'autre côté de la Géax, ça, c'est du pur artisanat Olaril... Tenez, essayez, cette couleur vous irait parfaitement..."

Il lui tend un carré - de soie ? satin ? de la matière dont on fait les rêves ? - bleu azur, qu'elle eroule sur ses épaules, et un miroir pour que la jeune fille puisse admirer le résultat.
Qui visiblement n'est pas à la hauteur de ses espérances.
Elle fait la moue, cille, déplace l'objet comme ci, comme ça, plutôt de ce côté, un pan qui traîne, non, par là....
Finalement, le sourire commerçant du moustachu commence à trembloter, frustration contenue. La petite déclare d'une voix musicale:

"Hum... Non, je n'aime pas cette couleur. Pas assez joyeux."

Elle rend l'étoffe à son propriétaire d'un geste indolent, du bout des doigts, et cherche du regard quelque chose d'autre pour satisfaire son envie d'achat. Monsieur moustache saisit l'occasion - et l'écharpe - au vol, et enchaîne:

"Bien sûr, bien sûr! Quelque chose de plus jeune, plus frais pour la demoiselle! Tenez, par ici, voyez ces teintes colorées! On se croirait (au carnaval...) ... au théâtre! Un véritable apparât de comédienne!"

Second mot magique, Eredra ouvre des yeux grands comme des soucoupes, la bouche aussi comme pour boire les paroles de l'orateur. Celui-ci, soulagé d'avoir regagné l'intérêt de celle qu'il voit comme une riche cliente potentielle facile à duper, relâche un peu la pression, et lui passe simplement foulard sur foulard pour qu'elle les examine et les essaye l'un après l'autre. Du rouge vif, du jaune criard, du vert pétant, tout y passe. Elle semble en définitive hésiter entre du noir orné de lunes dorées du plus mauvais effet, et de l'orange automne piqueté de taches mauves (jurant avec ses cheveux comme un charretier insulte son canasson). Atterré de ce manque de goût, le vendeur ne peut empêcher une grimace tordre son visage affable en un rictus nauséeux, mais il se reprend. Le prix vengera l'abomination du choix!
Radieuse, Eredra repose son regard fauve sur lui, et sourit largement en posant la question fatidique:

"Combien ?"

Frottement de mains intérieur, sieur moustachu répond, empaquetant son arnaque dans un mielleux dégoulinant de fausse affabilité:

"Seulement un petit edor chacune, noble demoiselle! C'est donné, pour cette qualité! "

La jovialité s'efface subitement du visage juvénile d'Eredra quand elle entend le montant exorbitant. Mais la suite de la phrase ramène la joie sur ses traits, et elle éclate de rire:

"Oh, eh bien, mon bon monsieur, je prendrai le tout! J'enverrai mes valets vous porter le compte, vous pensez bien que je n'ai pas une telle somme sur moi... Hum, je prendrai donc celui-ci, pour aujourd'hui, n'est-ce pas ? Merci, mon brave!"

Ce disant, elle s'empare du foulard jaune canari, le passe autour de son joli cou, et s'en va en agitant gracieusement la main.

Un peu plus loin, elle donne libre cours à son hilarité. Il l'avait prise pour une Noble! Eh bien, il allait s'en mordre les doigts! Et impossible de crier au vol dans cette rue bondée, qui croirait qu'un crasseux de voleur sévissait ici, au beau milieu du quartier Bourgeois ? Eredra était donc tranquille, jusqu'à ce que le vendeur moustachu se rendre compte de son larcin. Quel voleur, celui-là par contre!

Elle gambada donc joyeusement d'étal en étal, jouant avec sa nouvelle écharpe entre ses doigts agiles.
Le soleil tapait dur, et Eredra n'était pas fâchée d'avoir omis - Volontairement- quelques épaisseurs de jupon, sous sa robe de soie et coton. Therdone bénisse cette matière respirante, d'ailleurs!
De jolies sandales noires à talon moyen parachevaient son allure de riche, avec ses décorations en perles, assorties à celles du bustier. Oui, elle était un petit rayon de soleil, folâtrant dans les rues vendeuses, à la recherche d'un nouveau jeu, quelque chose pour l'amuser. Toujours s'amuser, l'ennui menaçait toujours, tapi dans un coin.

Etant dans les parages, elle décida d'aller s'encanailler à l'auberge favorite des Olarils, afin d'observer ces êtres fabuleux dans son imaginaire, les voir à l'oeuvre, "en vrai" !
Elle orienta donc ses pas vers le Ceste Clouté, toujours en dansant, sautillant, un petit lutin couronné de fleurs et de plumes.

'Ennui, ennui divin, qui sur nous se penche, se lance, s'épanche..."

"Hum ?"

"Rien. Je soliloque. J'apostrophe la muse, je la taquine, je m'égosille. Mais je suppose que pour toi, ça ne veut pas dire grand chose, hum ?"

"Ben... Pour tout dire..."

"Pas un mot de plus. J'ai compris."

Deux des belligérants avaient parlé. Le premier, gracile, le pas leste, le verbe haut. L'autre, plus fruste, une carrure lourde, un équipement qui l'est tout autant. Aux environs, deux autres hommes. Quatre sont donc notre compagnie, et un seul meneur dirige leur danse. Un pas en arrière, les autres suivent, soumis, bons à tout faire, mauvais à penser. Un homme seul et trois pantins donc, marionnettiste sombre, habillé de couleurs nocturnes, avançant dans les rues tel un corbeau annonçant le malheur. Et il cherche. Et il s'ennuie.

Que ces gens ont l'air ennuyeux. Qu'il s'ennuient eux-mêmes... Ces basses-castes pour s'amuser ne connaissent que le plaisir vulgaire, mais plein, vivant, mais imparfait. Lier leur condition au raffinement de la noblesse, seuls des hautes-castes tel que lui, Elias, peuvent le faire. Cette réflexion tire un maigre sourire sur son visage.

Puis soudain arrive l'improbable, l'impromptu qui, tel l'ennui précédemment, se penche sur lui. Véritablement une bien chaste, et pourtant si belle, vision que voila. Une jeune femme, guère plus de... Allez, dix-huit printemps au débotté... Et la voila choisir des vêtements... Quantité d'images passent. Très joli écharpe, vraiment. Elle la remet ? Et prend... Qu'est ce que ces horreurs ? Les nobliaux et leur gout du voyant, du tape-à-l'oeil... Vraiment... Une légère pointe de déception nait en lui. C'est dommage, cette jeune femme aurait pu être... Attendez une seconde, elle part ? Sans mettre une pièce ? Rien ? Que dalle ?

"Dis moi, Eris."

"Oui ?"

"J'ai bien vu ? C'est une petite chapardeuse ?"

"Effectivement, messire... Une... Petite chapardeuse."

Le sourire s'élargit légèrement. Double avantage qu'une jolie fille, doublée d'une personnalité pour le moins... volage. Une de ces jeunes filles qui doivent donner bien du souci aux pauvres parents. Et c'est à lui, Elias, de la ramener dans le droit chemin. C'est presque acte de charité publique qu'apprendre à cette jeune fille les bonnes manières et la vie.

Il part donc, suivi de ses acolytes, à la suite de la jeune femme, au milieu des bourgeois... Une pomme rouge sang traîne sur les étals. Il l'attrape, sous un maigre protestation du marchand, protestation disparaissant sous le regard d'un des sbires. Qu'il est bon de n'avoir aucun souci des petites gens.

Où va-t-elle ? Ou traine-t-elle ? Chez les gueux... Enfin les gueux... Ils ont une façon de savourer bien à eux. Chacun son "truc". Ce n'était pas dénué d'intérêt, d'ailleurs, il devait s'y pencher doucement, mais sûrement. Et elle sautillait, et elle volait ! Oui, attirante, attirante, si attirante jeune fille. Dans ses rêts allaient finir... D'un geste de la main, il ordonne à "Eris" de se rapprocher. Quelques mots. Celui-ci disparait.

Avant de réapparaitre dans un coin devant lequel la belle passait. Connaitre la ville a ses avantages.

"On se promène, mignonne ?"

Le tout suivi d'un sourire qui n'a rien d'engageant.

La la la, la la lère...

Petit oiseau bariolé chantonne, ravie de cette belle journée ensoleillée qui a si bien commencé.
Et fait des rimes par la pensée!

La, la li...

Elle a de plus en plus chaud, et rêve d'une chope de cidre bien frais à l'ombre bienfaisante de la taverne de l'auberge Olarile (en fait, le lieu est Ilédor mais Eredra décide de ce qui l'arrange.). Peut-être qu'elle croiserait leur chef, la chasseresse Lysandre Hirune ? Ou peut-être le futur régent qui détrônerait la famille Arlanii ? Et puis il la verrait, s'avancerait, lui dirait....

Hum ? On lui parlait ?

Le regard fauve se posa, ingénu et innocent, sur celui qui s'adressait à elle. D'un ton cordial, elle répondit, pas effrayée pour deux plats:

"Oui, messire, je me promène! Belle journée n'est-ce pas ?"

L'instructeur disait toujours que si quelqu'un engageait la conversation à un bourgeois, il se devait de lui répondre sans y mettre un terme, même si l'interlocuteur était déplaisant. Et celui-ci l'était, assurément: une tête de truand, un sourire vil, une bedaine repoussante, des vêtements sales de pauvre ... Rien de classe, rien d'élégant, rien de riche. Beurk!
Le snobisme des classes privilégiées fait partie de son éducation, et son nez se plisse en sentant l'odeur abominable de transpiration émanant de l'affreux personnage; néanmoins elle demeure souriante, et à bien y regarder, sautille un peu sur place. Eredra n'est immobile que dans son bain, même en dormant elle n'arrête pas de bouger!

Là, elle triture entre ses doigts l'étoffe jaune, en mordille une extrémité, inconsciente de la sensualité de son geste; joue avec une mèche rousse qui collait à son épaule; fait rouler entre ses doigts les perles sur sa poitrine...

En vérité, une charmante jeune personne au regard de braise, à la grande bouche pulpeuse et rouge, à l'allure gracile et colorée, égayant cette ruelle plutôt déserte, maintenant qu'elle regarde bien. Oh, serait-ce un guet-apens ? Mais qui voudrait la kidnapper ? Elle ne vaut guère que quelques edors, un lingot si on extrapolet...
Eredra n'est donc absolument pas inquiète pour sa sécurité; elle n'imagine pas qu'un si vilain bonhomme puisse lui faire quoi que ce soit, comme si sa joliesse la protégeait de tout assaut d'un monstre laid, brutal et idiot.

Elle repart donc dans une de ses rêveries, transposant la réalité dans un de ses fantasmes : elle était une jeune princesse perdue dans les monts de la Gérax, qui se faisait attaquer par un brigand, un monstre de la montagne, une de ces bêtes affreuses pourvues d'écailles, de griffes et de poils hirsutes... Mais elle, vaillante, lançait un sort à la chose, car elle était une magicienne, et pouf! L'agresseur disparaissait, et elle pouvait poursuivre sa route tranquille.

Elle rêvasse les yeux ouverts, ignorant superbement Eris planté devant elle avec son air menaçant qui ne lui faisait aucun effet. Finalement, elle revient à la réalité, regarde autour d'elle, se découvre perdue et lance avec le plus grand naturel:

"Dites, mon brave, vous ne sauriez pas où se trouve l'auberge du Ceste Clouté par hasard ? Je crois que je me suis trompée de chemin, c'est toujours impossible ces rues, elless sont toutes pareilles! Il faudrait dire ça aux Conseillers, mettre des plaques sur les murs pour dire où on est... Hein, ça serait une bonne idée ?"

La gamine agit en fait comme si l'homme devant elle est son camarade, une connaissance aussi amicale que n'importe quel enfant bourgeois qu'elle cotoie chez l'instructeur. Bref, l'inconscience personnifiée.

Le bougre sourit. Encore plus facile que prévu. Le maître sera content. Très content. Deux pas suffisent à le rapprocher suffisamment de la jeune fille. Ses mains la saisissent sous les épaules, il la soulève, fétu de paille, à sa hauteur. Un sourire répond à cela. Bedonnant oui. Mais Eris est aussi une belle montagne de muscle, pas du genre à s'en laisser compter, malgré la réplique étonnante de la jeune femme. L'écharpe jaune tombe au sol, petit débris d'une personne par trop insouciante.

"Ouais, une belle journée, gamine. J'suis sûr que tu as envie de savoir ce que c'est bien la terminer avec un homme, hein ?"

De quoi en faire flipper plus d'une... jusqu'à ce qu'arrive le prince. Drapé de noir, resplendissant, sûr de lui... Un bien beau jeune homme, presque divin. Un souffle de vent passerait, on ne trouverait pas cela cliché.

"Lâche cette jeune femme, maraud. Tu n'as rien à faire en ces lieux."

Il dégaine son épée, faisant tourner sa lame dans sa main.

"Fuis, ou il t'en cuira."

"Qu'est-ce qui m'causes, le blanc-bec ?"

Il relâche la jeune femme, la laissant tomber au sol. Elias songe à le corriger pour "de vrai". Mais non, il a besoin d'hommes. Le "Eris" sort une matraque. Et charge. Un éclair. La lame cogne le bois, qui vole. Les deux autres sbires n'ont même pas eu le temps de bouger. Eris, en bon soldat discipliné, hocquete légèrement quand la lame taquine son cou. Il sait surtout que si le maître le veut, il est mort.

"Pars, mécréant. Que je ne te revois plus céans. Ou je te jure que ce n'est pas ton gourdin, qui partira, mais ta main."

Hochement de tête... Et le faux ravisseur s'enfuit. Il a sa journée de congé. Le jeune homme rengaine, léger sourire aux lèvres. Il est bon d'avoir le pouvoir de créer un évènement et le contrôler à la perfection. Très bon. Il se rapproche de la jeune femme, tout sourire encore, non sans reluquer légèrement la jambe dénudée par la chute. Une jambe ne demande qu'à l'être plus. Le criant presque. Il se penche en avant, ramassant le foulard, l'enroule rapidement autour de la paume, puis le tend à la jeune fille.

"Demoiselle... Il n'est pas bon, pour une jeune femme sans expérience ni garde, de se promener en ces lieux. Si votre vision me rappelle celle des êtres mythiques servant la Volonté, d'une beauté sans égale, celle du monstre que vous avez vu me rappelle plutôt leurs opposés némésiques, prêts à vous dévorer. Accepteriez vous mon bras pour vous guider en lieu sûr ?"

Ce genre d'hommes, ça n'est pas sensé vous inspirer confiance. Mais il en joue, le vil.

Quand l'affreux lui sourit, Eredra s'imagine déjà partageant une bière avec lui à l'auberge, conversant comme de vieux amis de son enfance malheureuse qui l'avait mené au crime, et elle poserait une main réconfortante sur son gros bras poilu en disant mais non, mais non, on va vous trouver une bonne place de valet chez des riches, et puis on ira faire les magasins vous acheter de beaux habits, ha ha ha... Oui, elle est d'une naïveté confinant à la crétinerie, parfois. Et rêve instantanément.

Quand il la saisit sous les bras, elle hurle. De rire. Extrêmement chatouilleuse au niveau des aisselles, donc elle se contorsionne en criant et riant, anguille cherchant à s'échapper, gigotant en tous sens, n'entendant donc rien des paroles menaçantes de l'homme. Donc, encore une fois, effet loupé pour l'agresseur...

Quand elle aperçoit son écharpe au sol, ses cris se font plus coléreux: son si bel achat! Elle a bien évidemment déjà "oublié" qu'en fait, elle l'a volée, cette écharpe, purement et simplement... Encore une fois, sa capacité à occulter ce qui la dérange fait merveille.

Quand elle retombe comme un paquet sur le sol, elle ne peut retenir un cri de douleur, protestant contre ce manque de délicatesse envers sa personne. Quel manque d'éducation, non vraiment, vous ne finirez jamais chez des nobles, espèce de rustre...

Et quand le "prince" apparaît dans son champ de vision - c'est à dire au moment où il parait d'un coup l'attaque du gros méchant, longtemps après son arrivée réelle donc, effet encore raté - , elle cligne des yeux, croyant à une hallucination. Un pirate ? Ici ?! Ca existait ?!!
Ou était-ce un vampire ? Oui sûrement, avec ces vêtements noirs et son ton pointu! Mais non, idiote, les vampires fondent au soleil...

Tout comme elle, d'ailleurs. Heureusement que sa jupe s'est relevée sur ses cuisses quand l'autre affreux l'a lâchée lâchement, elle respire un peu plus comme ça. Peu lui importe l'indécence de sa posture - assise par terre en pleine rue, les cuisses dévoilées, les jambes écartées dans une tentative avortée de se relever, la bouche ouverte contemplant le simulacre de combat qui se déroule à deux pas; elle ne possède, on l'aura compris, presque aucune notion de ce qu'est l'indécence, le malséant. Se contentant d'appliquer à la lettre les préceptes qu'on lui a enseignés, point à la ligne. Du moins, quand ça l'arrange (on ne lui a évidemment jamais inculqué l'art du chapardage.)...

Quand le vampire-pirate lui tend son foulard, elle le récupère avec empressement et le noue autour de sa taille pour ne plus le perdre la prochaine fois, puis dévisage avec curiosité l'inconnu. Il est vieux, barbu, enfin un peu, avec des cheveux sombres bien coiffés sans avoir l'air coiffés, comment il fait ça ? Bref, des habits de bonne facture, de la soie à vue de nez, du velours par cette chaleur ?
Bref, il est riche. Et quand il lui sort sa tirade, Eredra écarquille encore plus grand ses yeux à la couleur oscillant entre le rouge sang et le noisette: elle n'a pas saisi un mot, par contre elle est certaine d'une chose, cet homme est un Noble de sang. Elle en mettrait la main d'Isdora à couper!

Elle se relève, s'époussette histoire de reprendre contenance, et lui tend sa main, poignet cassé, pour qu'il y pose ses lèvres en déclarant, le menton haut:

"Eh bien, merci, monseigneur, encore que je ne saisisse pas vraiment pourquoi vous avez menacé ce pauvre bougre. Vous voulez bien m'indiquer par où se trouve l'auberge des O... du Ceste Clouté, je vous prie ? "

Le naturel revient au galop, elle est comme un chaton qui a une idée fixe: rien ne l'en détourne!
Mais dans un éclair de génie, elle se souvient de son objectif marital: donc, avant tout, vérifier sa théorie. Elle se présente donc, un éclair de malice pétillant dans ses yeux aux longs cils:

"Oh et, mon nom est Eredra Solari. Puis-je avoir l'honneur de connaître le votre ?"

Et de papillonner des cils, en souriant de façon croit-elle élégante - en réalité c'est une moue provocatrice qui n'a rien de distingué...
Le prince noir - tel est son nouveau nom dans l'esprit échauffé de la rouquine - fait donc face à une petite chose frémissante, le bras tendu devant lui, avec des prunelles immenses dans lesquelles danse une lueur amusée et enfantine, moite de chaleur, coiffée de façon extravagante avec des plumes et des fleurs dans sa chevelure de feu qui dégouline un peu anarchiquement de sa tête.

Son sourire, toujours charmant, ne disparait pas lorsqu'elle évoque le "pauvre bougre". Eris avait déjà tué des hommes, et plus d'une fois. Une femme sans défense était sans doute à mettre sur son tableau de chasse. Et si le Sombre-Maître lui demander de tuer le fils d'un rival, nul doute qu'il le ferait. Aussi, la voir plaindre le tueur a de quoi l'étonner. En bien. Une telle fraîcheur le ravit au plus haut point. Une nouvelle amante parfaite, la jeunesse et la naïveté incarnée. Elle semble plus jeune encore, maintenant, ce qui ne fait qu'attiser le désir naissant du jeune homme. Oui, une jeune rose qui connaitra sa couche.

Laissant la jeune femme prendre son bras, il tourne la tête vers ses hommes. Ces deux-là sont mieux habillés, et ne laisse guère transparaitre la profession de leur maître pour un oeil non-exercé.

"Vous deux, allez au Ceste Clouté, fissa. Assurez vous que la place est saine pour dame Solari, et que nul homme ne pourra nous déranger."

Les deux hommes hochent la tête et démarrent au quart de tour, partant exécuter ses ordres, petits chiens serviles, aux ordres d'un plus gros qu'eux. Plus nobles, également. Deux petits bâtards se pliant aux ordres d'un dogue de race. Même s'il n'en a guère l'air. Son visage retourne à la jeune femme.

"Mon nom n'a guère d'importance, demoiselle, à vos oreilles, comparé à l'exquise finesse de vos traits. Mais si vous m'estimez digne de vous le confier... Je me prénomme Elias, de l'illustre famille des Valenii. Pour une journée au moins, laissez moi être votre serviteur. Ce serait un grand honneur."

Douce petite chose, se croyant séduisante avec ses grands gestes maladroits et son gout approximatif. Charmante par sa naïveté, plutôt. Sans doute, estimait-il, une fille de la petite noblesse, de rang, voir de la simple bourgeoisie, sans doute bercée par les nourrices ou par quelque roman qui circule en ville. Roman ridicule, il avait testé, mais cela dégoulinait tant de bons sentiments, ce qu'il y avait de pur, de beau, de vrai, passait à la trappe. Il commence doucement à se diriger vers l'endroit que la jeune femme voulait atteindre.

"Voyez vous, demoiselle, ce genre d'individu, comme celui vous ayant agressé... Je n'ose dire ce qu'il aurait attenté, pour ne pas blesser de chastes oreilles, mais attenter à votre honneur et à celui de votre famille, tels auraient été ses crimes. Par la suite, si vous aviez été chanceuse, il vous aurait "peut-être" relâchée, mais plus sûrement se serait-il débarrassé des témoins gênants. De la témoin en l'occurrence. Mais je parle là d'une bien sombre histoire n'ayant guère d'intérêt au vu de la tournure des évènements... Tout est bien qui finit bien, comme dit le proverbe."

Quelques pas de plus.

"Non, parlons de choses plus gaies... qu'étiez vous par exemple amenée à faire en ces lieux et sans protecteur ? Oh, et pourquoi une jeune fille, que je devine pourtant d'une haute extraction... Se voit contrainte de vivre de quelques rapines comme ce... petit carré d'étoffe ?"

Sa prise, doucement, se resserre. C'est imperceptible, ne peut être douloureux... Une simple garantie que la drôle n'esquivera pas. Et il lui sourit doucement.

Le prince noir est décidément riche, pour preuve ces deux chiens galeux qui s'empressent d'exécuter les ordres qu'il leur donne sur un ton cassant. Rien à voir avec la voix mielleuse qu'il utilise pour l'agonir de compliments plus saugrenus les uns que les autres, mais bon. Ca confirme qu'il est de haute naissance...
Eredra s'accorche donc à son bras, et jette un regard moqueur aux laquais qui disparaissent au coin de la rue devant eux. Comme c'est triste d'être à la botte de quelqu'un! Jamais elle ne le sera, promis juré!

Attends une minute. Il a dit Valenii ? Avec deux i, comme dans Noble ?
Le sourire carnassier de la belle envahit son visage juvénile, dévoilant une dentition parfaitement entretenue, resplendissante de blancheur, encadrée de lèvres vermeilles charnues. Elle le tient, son passe pour la vie de luxe et de flemmardise! Il ne faut surtout pas le lâcher, en savoir plus. Et puisqu'il se propose comme son serviteur du jour...
Elle incline la tête sur le côté, le sourire aux lèvres, signe silencieux de son assentiment. Quelle chance, aujourd'hui! D'abord une écharpe gratuite, faite par des Olarils en plus, ensuite son futur époux qui lui tombe dans les bras! (Bien sûr, elle voit les faits comme ça l'arrange, comme d'habitude...)

Ils marchent, élégamment, la petite écoutant attentivement - buvant littéralement - les paroles de son "sauveur". Ses yeux aux longs cils roux se lâchent pas une seconde le visage du jeune homme, qu'elle détaille par le menu une nouvelle fois. Beaux traits, jolis yeux, bouche agréable. Le voir tous les jours ne devrait pas être très difficile, surtout s'il parlait toujours de la sorte...

Elle n'écoute strictement rien en fait, entend juste la voix, les intonations et en déduit à quel moment prendre la parole à son tour:

"Comme vous le dites, seigneur Valenii! C'était la Volonté de Therdone que vous passiez à ce moment-là, dans cette rue en particulier!"

Les mots qu'elle dit avec légèreté peuvent résonner à l'oreille du menteur, qui pourrait y voir une certaine ironie, accompagnée d'une lucidité criante; mais le doute subsiste parce qu'en dépit de son apparente ingénuité, on peut lire l'intelligence au fond de ses prunelles fauves.
Ils avancent encore, elle sautillant à chaque pas; elle marche sur la pointe des pieds, à cause de leur différence de taille, mais ça l'amuse. Un, deux, trois, hop là!
Eredra relève la tête, regarde à nouveau Elias, l'air surpris. Rapine ? Puis, son minois s'éclaire, son sourire ressemble à un soleil qui se lève après une tempête, éclatant et radieux.

"Oh, ça! Non, c'est une blague que j'ai faite à ce marchand pour me venger, il se moquait de moi! Mais tel est pris qui croyait prendre!"

Elle éclate de rire, offrant sa gorge ronde aux rayons estivaux. Les plumes dans ses cheveux ondoient, tressautent, au rythme de son hilarité; une fleur dégringole, tombe au creux des seins. Elle a occulté la première question, à savoir pourquoi elle se promène sans protection; avouer qu'elle n'en a pas besoin revient à avouer sa naissance, et c'est hors de question.
Petit oiseau s'amuse follement, au bras de son prince ténébreux.

Effectivement, le doute pourrait subsister. Cette jeune fille voit-elle l'évidence ? Ou bien est-elle suffisamment naïve pour croire à cette mascarade -assez bien montée, il faut l'avouer, tant grâce au jeu d'acteur d'Eris qu'à la crainte inspirée par la possible réaction du maître.- ? Bien. Il faut supposer qu'elle est suffisamment naïve pour s'en servir et la sculpter comme de la pâte à sel. Pour l'instant si tendre, mais bientôt elle deviendra endurcie par la vie et les déceptions. Charmant, vraiment.

Se sentir observé, aimé déjà... Quelle félicité ! Cette jeune fille est comme un moineau, elle chante fort, s'ébroue, on pourrait croire qu'elle va s'enfuir, mais elle se laisse si facilement apprivoiser. C'est comme si elle était déjà là, à lui, pour lui, par lui. Grâce juvénile.

"Une blague ? Une vengeance ? Peut-être existe-t-il, demoiselle, d'autres méthodes, plus dans la légalité et que votre condition n'aurait guère renié. Qu'auriez vous fait si, par malheur, le marchand vous avez saisi ? Auriez vous été pleurer auprès de vos parents ? Non, bien sûr, ils n'auraient guère apprécié la plaisanterie, et nul doute que vous eussiez terminé enfermée dans votre chambre. Situation dommageable pour un si bel oiseau qui ne demande qu'à chanter. Ou griffer c'est selon l'humeur."

Les mots, prononcés sur le ton de l'amusement, dénote néanmoins pas l'emploi d'une voix plus grave, plus... Sensuelle, presque. Petit oiseau qu'il veut piéger entre ses griffes.

La taverne. Une taverne assez tranquille, généralement, bon enfant, presque. Il faudra qu'il songe à un "voyage d'affaire" en son sein, tâter le terrain. En attendant, les lieux étaient encore plus calmes que d'habitude. Les deux roquets, deux beaux roquets, soit dit en passant, entourait une table, regardant le reste de la clientèle avec la volonté manifeste de leur signifier : "Table interdite". Et ça marchait, d'ailleurs. Personne n'avait envie de leur chercher noise. L'arrivée d'un noble de Sang, même si ce n'était pas marqué sur son front, avait de quoi en faire taire plus d'un.

D'une voix forte, avant d'installer la belle, il hèle la serveuse.

"Mademoiselle ! Ce qu'il y a de meilleur en ces lieux, pour la demoiselle ici présente et moi-même. Oh, j'oubliais, une tournée pour le reste des clients."

Parfois, la bonté est à dispenser aux plus pauvres. Elle permet de se faire passer pour quelque généreux donateur. Cela réussit, chez les clients du moins, au vu de leurs mines réjouies, voir soulagées. Il tire une chaise, la laissant à disposition de la belle. Un nouveau sourire.

"Si vous voulez bien vous permettre...."

Ils arrivent à l'auberge, et l'attention d'Eredra est tout de suite accaparée par les lieux. Conforme à son idée, la taverne est ombragée, fraîche, et bondée de personnages en tous genres. Ici et là, quelques faciès particuliers qu'elle croit reconnaître comme ceux des Olarils, à tort ou à raison; elle les contemple avec ravissement, il en faut peu pour qu'elle soit heureuse. Si elle n'était pas solidement arrimée au bras du prince noir, elle se serait déjà envolée autour de ces gens, papillonnant autour d'eux comme une groupie émerveillée.
Mais non, elle se tient sage, la petite demoiselle aux grandes aspirations, préoccupée malgré tout par l'image qu'elle donne à ce grand seigneur.

Grand seigneur qui continue à se gausser d'elle, visiblement. Le visage aux traits enfantins ne traduit que du contentement, un peu d'admiration; aucun sentiment plus trouble tel que la colère, la honte ou quoi que ce soit d'autre ne vient altérer la fraîcheur de son sourire.

D'ailleurs, revoici son rire contagieux qui envahit la pièce aussi sûrement qu'une armée de puces sur un chien errant; il roule, comme une vague, charriant tout sur son passage, à grands éclats qui donnent envie de sourire, qu'on soit bougon ou joyeux.

"Eh bien, peut-être, monseigneur! Mais à cet instant, je n'ai vu que cette solution pour apprendre à ce monsieur à tenter de flouer les demoiselles! Ce que mes parents apprécieraient, certainement! Et puis, vous savez, l'enfermement dans une chambre douillette avec un bon lit et un narguilé plein n'est en rien une punition pour moi..."

Ses pépiements sont convaincants, il faut bien l'avouer; et le regard qui les accompagne, brillant d'on ne sait quelle lueur, ferait fondre le plus aride des conseillers. La candeur personnifiée.
Griffer ? Elle regarde d'un air perplexe ses doigts à demi rongés, en ôte un brin d'herbe et une peluche jaune - l'écharpe lâchait déjà des petites plumes canari, quelle arnaque - , étend sa main devant elle pour déclarer avec un sérieux soudain:

"Hum... je ne crois pas que ces ongles sachent griffer, mes chats en ont de biens plus longs."

Et aussi soudainement, son éclat de rire revient:

"Mais je ne suis pas un chat! Et l'instructeur dit que ce n'est pas bien, de griffer!"

Sa joie la reprend, et elle tente de la communiquer à son trop sérieux interlocuteur. Prince noir, souriez, souriez vraiment, que je vous voie pour de vrai...
Autour, elle remarque le cercle de discrétion: interdiction à quiconque de s'approcher sans permission. Quelle autorité, décidément, c'est bien un prince. Elle s'installe de façon relativement élégante, tenant à deux mains sa jupe pour pouvoir s'asseoir correctement - à la vérité, elle n'a aucun problème pour cela; la coutume sert uniquement quand on porte tous ses jupons...- , et se tient bien droite en face d'Elias. Sous la table, les sandales sont prestement ôtées (un tour de pied travaillé depuis longtemps), et ses jambes se balancent sans répit; tandis qu'elle pose son menton dans ses mains, les coudes sur la table, pour dévisager l'homme.

"Et vous, monseigneur ? Que fait un homme aussi important ici, à boire avec une petite fille comme moi?"

Encore des paroles piquantes, encore démenties par la douceur du sourire; quoique l'acuité du regard fauve prête à confusion, finalement. Elle le regarde, et elle attend. Sage, douce, candide, innocente.
Flamboyante.

Il se cale lui-même dans une chaise, la plaçant dans un angle stratégique. Il est à coté, mais aussi en face de la jeune fille. Toujours la regarder. Un visage si fin, si innocent... Oui, un ravissement pour les yeux et pour son pauvre cœur, meurtri par cet ennui perpétuel. Oui, une rencontre réellement délicieuse. Qu'il compte bien poursuivre.

"Je vous comprends, et je vous approuve en sus. Rien de tel que quelque repos méditatif, un peu de Nizär et de silence... J'en ai d'ailleurs permanence quelques réserves sur moi, que je me ferai un plaisir de partager avec vous, plus tard, peut-être."

Toujours ce léger sourire flottant sur ses lèvres, toujours. Il prend la petite main dans la sienne, doucement, une petite chose fragile qu'il n'a aucune envie d'abimer. Pas tout de suite, ce serait du gâchis. Oui, du gâchis.

"Mais si j'étais vos parents, je crois que j'enlèverai le narguilé de la chambre. Ca me parait bien plus prudent, bien plus sûr. Là, vous seriez la proie de toutes les tentations auxquelles une jeune femme peut succomber en présence de ces douceurs. Excès, une chute sans fin dans un monde bien doux, et pourtant si amer. Ne serait-ce pas l'effet inverse d'une bonne éducation ? Sans doute."

Les verres arrivent. De l'alcool de bonne qualité, la meilleure de l'endroit, bien qu'ils ne puissent aller bien loin dans ce domaine ici... Il regrette déjà de ne pas avoir emmené une de ses cuvées spéciales, des alcools plus doux que le sein maternel, mais plus traître qu'un Dissident des plus avertis.

"Les ongles d'un jeune chat griffent parfois plus que ceux d'un vieux lynx. Personne ne s'attend à ce qu'il soit dangereux, et on lui permet de frapper dans les lieux les plus délicats. Il mord, griffe, et feule à l'envie. Et les gens l'apprécient pour cela. Oubliez votre instructeur un temps. Je suis là, moi, et je suis sûr que je serai un aussi bon maître que lui. Je ne demande d'ailleurs qu'à le prouver, jeune fille."

Il prend un des verres et le donne à la jeune Solari, prenant le sien et buvant une petite gorgée. La question que pose celle-ci est pertinente néanmoins, et il se prend à espérer, intérieurement, que ceci n'est que hasard de la conversation.

"Un homme de ma stature ne peut oser se dire homme s'il ne cherche pas la compagnie des plus jolies femmes, et s'il n'a le courage de se mettre à leur service. Et puis... Vous n'êtes plus vraiment une petite fille. Vous êtes une femme, une vraie, désormais, apte à connaître le monde qui vous entoure, les gens qui vous entourent... Nul besoin, désormais, de vous cacher derrière une fausse pudeur enfantine. Déjà j'ai pu voir en vous certains atouts que les femmes du monde voudraient à tout prix obtenir, la mort même étant une solution pour elles."

Son visage se rapproche légèrement, doucement, de celui de la jeune fille.

"Ai-je besoin d'une autre raison, demoiselle ?"

Oh, en plus d'être un prince, c'est un Nizärii!! Quelle chance, quelle chance...
Quand il saisit sa petite main, elle frémit. Un tel contact, déjà ? En public ? Mais le fait même qu'il se fasse en ce lieux bondé de monde ne garantit-il pas en soi l'innocence du geste ?
Bien sûr que non, elle serait la dernière des ahuries si elle croyait une seconde que le mot "onnocence" puisse s'appliquer à cet homme! Un serpent venimeux à la peau très chère, est une métaphore plus appropriée, de loin!
Petit oiseau se laisse séduire, docile. Et écoute, maintenant, vraiment les mots qui sortent de cette bouche appétissante.

... Enlever son narguilé ? Sacrilège! C'est un droit obtenu de haute lutte, avec sa mère cette fois; il a fallu des heures de bons travaux chez l'instructeur, la plus grande des discrétions pour ses loisirs divers qu'elle désapprouve, une tenue exemplaire à d'innombrables soirées en présence de visiteurs haut placés... Et elle a fini par céder, voyant l'attitude modèle de sa fille cadette. Eredra passe de longues heures seule dans sa chambre à fumer un peu, très peu à vrai dire; une bouffée lui suffit à s'envoler au pays de ses fantasmes... Expérience que le prince noir lui propose de partager avec lui, très alléchante proposition.
Et voilà, elle a encore cessé d'écouter! Ah, monsieur Doréan a raison, l'attention d'Eredra est aussi volage qu'un libertin de la noblesse! Désespérant.
Pour se donner une contenance, avec sa main prisonnière qui lui donne régulièrement des frissons, elle boit une gorgée du liquide. Du vin, quelque chose s'approchant de l'ambré mais loin de valoir la qualité de cette boisson extrêmement chère. Qu'importe, c'est la première fois qu'Eredra en boit, et elle adore: le goût sucré, la brûlure chaude de l'alcool dans son palais, l'ivresse naissante... Le rouge lui monte aux joues, parant son visage délicat d'une teinte de pomme mûre et juteuse. On en croquerait volontiers...
Elle laisse échapper un petit soupir satisfait, et continue de prêter une oreille distraite aux propos charmeurs de son hôte. Il la compare à une vraie femme... L'alarme interne de la jeune fille se met à hurler à la prudence et la circonspection: elle sait depuis des années reconnaître un loup dans la bergerie, et ne craint plus les assauts violeurs d'éventuels pervers. Car il a raison sans le savoir, Eredra n'est plus une enfant; mais c'est une découverte qu'il fera plus tard, en d'autres lieux plus intimes.

Le sourire gourmand de la jeune fille renaît, un instant remplacé par une moue appréciatrice du vin.

"Oh, monseigneur, vous me flattez. Ai-je donc tant de charme, moi ? Avec cette chevelure tellement peu élégante, et ma bouche trop grande ? On me l'a souvent dit, vous savez, je connais mes défauts... Et je connais la beauté, la vraie, celle qui saute à l'oeil de tous sans exception... Je ne suis pas de celles-là. Mais s'il ne vous faut rien de plus..."

Elle lève son verre, penche la tête, et porte un toast silencieux, comme pour approuver le choix de Valenii. Des propos aussi graves dits d'un ton badin, le sérieux de la phrase brisé par cette langue mutine qui vient pourlécher les lèvres sur lesquelles perle une goutte d'alcool; pirouette, pirouette, petit oiseau s'échappe des mains qui croyaient l'attraper, sans pour autant se mettre hors de portée. C'est un jeu auquel elle semble participer malgré elle, guidée par le marionnettiste - en la personne du sieur Valenii - comme le chat joue avec sa proie avant de la dévorer. L'ignore-t-elle réellement ? La coquetterie des dames est très loin d'elle pourtant, on ne l'accusera pas de jouer un rôle.
Ou alors... peut-être bien que si ?

Eredra penche son joli cou mince en avant, rapprochant elle aussi son visage de celui d'Elias, et elle souffle:

"Votre Volonté est la mienne, monseigneur. Disposez comme il vous siéra de votre journée..."

Son haleine chaude, parfumée des épices du vin, vient chatouiller les narines du prince noir, et ses lèvres pleines ont l'air d'être une offrande, un baiser demandé.
Mais non, elle les occupe en prenant une autre gorgée, portant seulement le verre à sa bouche sans changer de posture.

Un petit bruit sort de sa gorge, comme un assentiment pour ces dernières paroles prononcées par la jeune femme. Oui, elle n'est pas parfaite, elle ne correspond pas à l'intégralité des canons de la beauté. Mais qu'importe ?

"Vous savez, il y a parfois dans la perfection comme une sorte d'ennui, de déjà-vu. Les femmes magnifiques sont légions. Elles prennent soin de leur corps, de leur visage, de leur être tout entier, au point de faire de la chair un monde à part entière, tant les soins apportés sont nombreux. Elles perdent alors toute crédibilité, ne sont plus que des pantins obsédés par leur apparence. Leur saveur n'a alors plus aucune sorte... d'authenticité. Je préfère tant à ces poupées de cire l'excentricité de la jeunesse, son originalité... Plus que "rien de plus", il ne me faut rien de moins."

Bien sûr, ces paroles ne sont qu'à moitié vraies. Si cette jeune femme a quelque chose d'obsédant par cette "authenticité", certaines le sont par les artifices qui la cache. Elle, c'est plutôt cette façon naïve, enfantine, de la montrer, de ne pas le dissimuler, oui.

Cette petite langue se pourléchant les babines, oui, un délice. De douces perspectives qu'elle ne semble même par remarquer, voir connaître. Une politicienne de l'Amour, sans expérience mais non sans talent, décidée, à tort ou à raison, de le séduire. Ceci est fait. Pour un temps du moins. Combien, c'est une autre question : un jour, deux, une semaine ? Ce serait bien le diable qu'il ne s'ennuie pas en un mois. Enfin. Profitons déjà.

La voila qui se rapproche de lui, doucereuse, proposant milles caresses, sans les évoquer pour autant. Oui, c'est là un bien bel oiseau entre ses pattes.Oiseau qui ne demande, il suffit d'écouter, qu'à se faire dévorer. Sa Volonté. Elle s'y soumet, la mignonne, elle est à lui, entièrement à lui... Mais c'est là une maigre victoire. La posséder n'a aucun intérêt. La modifier, la changer, en a bien plus. Il lui chuchote à l'oreille.

"Je ne saurai, demoiselle, disposer de ma journée, désormais. Je me suis fait votre, et ne peux revenir sur mes paroles. Ce serait l'acte d'un lâche, d'un moins que rien, oui. Je suis... Votre serviteur, n'est-ce pas ?"

Ses lèvres effleurent le lobe gauche. Discrètement, geste invisible pour le commun des mortels, mais ô combien significatif pour une jeune femme en fleur. C'est du moins ce qu'il espère. Oui, ce qu'il espère. Il recule et boit une nouvelle gorgée du liquide sucré. Pauvre petite chatonne, qui dans ses griffes va se briser.

"Vraiment, quel dommage de penser qu'une si jolie jeune fille vole ainsi de pauvres marchands... Je m'en voudrai, sincèrement, de devoir la dénoncer. Je suis cependant un noble de Sang, et le respect de la loi est bien ce que vous méritez de la part d'un serviteur de mon rang. Oui, ce serait œuvre pour vous, dans le respect de ma parole."

Son sourire s'élargit.

"Mais je ne pense pas que ce soit ce que vous désiriez. Dites un mot, demoiselle. Un seul mot, pour me convaincre du bien-fondé de vos actes, de la justesse de vos sentiments lorsque vous avez accompli l'irréparable. Soulagez le cœur meurtri de votre serviteur, celui-là même qu'il vous a confié."

Pas d'interrogation, non, mais des questions latentes, de sourdes menaces n'ayant valeur que pour celle qui le défierait...

Alors qu'elle sirote son vin, ses yeux fauves ne quittent pas le visage d'Elias qu parle. Excentricité ? Originalité ?
La belle fronce les sourcils, se recule. Se moque-t-il d'elle, lui aussi ? Comme tous ceux qui la trouvent ridicule, ainsi atifée ?
Eredra repose son verre d'un geste un peu brusque, et se détourne un peu, son menton dans le creux de sa paume libre, regard tourné vers la salle. Ainsi, elle présente non plus ses lèvres - quoique son profil soit toujours délicieux - mais son oreille gauche, au vil qui à présent se déclare son serviteur.

Mais que... qu'est-ce qu'il fait ?
Eredra sursaute au contact de cette impudente bouche qui s'emparait de son oreille, et se recule brusquement. Ses prunelles rouges dardent un regard furibond à l'importun, elle retire sa main. Cette fois c'est certain: il se joue complètement d'elle. Mais dans quel but ? En quoi pourra-t-elle lui servir ? Elle n'est pas particulièrement belle, ni riche, ni intéressante visiblement. Alors quel est ce ...

Minute. Ce ne sont pas des menaces, à mots à peine couverts, ça ? Eredra garde les sourcils froncés, et sa bouche s'arrondit en une moue boudeuse. Et il en rajoute, le bougre!
Eredra saisit la balle au bond dans la dernière tirade du séducteur; ses traits se détendent, son sourire revient fleurir sur son visage, et la malice fait à nouveau pétiller ses yeux. Pointant un doigt accusateur qui virevolte dans les airs devant le nez d'Elias, elle déclare:

"Parce que vous avez un coeur, vous ? Je croyais que les vampires n'en avaient pas ! Et meurtri, en plus! Votre sens de la justice vous honore, monseigneur, je vous prie de pardonner la douleur que mon geste totalement futile et enfantin vous a causée... "

Elle éclate de rire, et termine d'un trait le vin restant au fond de son verre. Ceci fait, un clappement de langue vient montrer sa satisfaction, et elle tend son bras en avant, désignant la coupe vide:

"J'ai encore soif... Pas vous ?"

Regard franc, insolent, mais tellement jeune, frais, joueur. Aucun calcul là-dedans, que de l'impulsion, du spontané, de l'authentique justement, cet authenticité dont manquent tant des conquêtes du prince noir. Eredra ne laisse rien transparaître de ses pensées profondes, on doute même qu'elle en ait de toutes façons! Qui irait se méfier d'une telle gamine ?

Il sourit. Oui, excentrique elle est. Tout comme lui en un sens. Un excentrique mélancolique, rien de plus rien de moins. Il prend le verre et le termine. Ridicule non. Originale, elle l'est. Complètement. Et c'est cela qui l'attire, cette pure originalité de la jeune femme.

Et cette petite moue boudeuse, une fausse crainte l'étreint une seconde. Non, c'est impossible que cette volatile personne lui en veuilles plus d'une minute. Oui, impossible. Elle est à lui, il maitrise la situation. Quoiqu'un peu d'imprévu ne lui ferait pas de mal.

"Bien sûr, que j'ai un cœur. Vous en doutez ? Vous me vexez, en réalité. Un vampire dites-vous ? Vous croyez encore en ces chimères ? Mais enfin, ce ne sont que contes et fariboles, ça n'existe pas. Moi, en revanche..."

Il se rapproche.

"Je suis bien réel, et présent. Ne le voyez vous pas ? Je suis bien réel, présent, et croyez moi, je ne tremble pas à leur évocation. S'ils existaient, c'est eux qui trembleraient devant la puissance Valenii."

Il se redresse légèrement. Oui, la puissance des Valenii. Une puissance fragile, par les temps qui courent. Mais elle est encore là, bien présente, prête à reprendre la place qui lui est dûe. Et si ses incapables de parents en sont incapables en surface, il le travaille en sous-sol. Telle est sa mission. Et elle est si amusante...

"Il fait effectivement soif. Alden ?"

"Messire ?"

"Deux autres verres, je te prie. Et profites-en pour payer la patron pour le reste."

"Bien sûr, messire."

L'un des deux gardes -un grand échalas, manifestement lui aussi habitué à accomplir de sales boulot- prend la bourse que lui tend le Sombre-Maître et se dirige vers le comptoir. Le jeune homme retourne à sa belle "invitée".

"Vous m'impressionnez, demoiselle. Voila seulement quelques dizaines de minutes que nous devisons, et déjà vos propos m'intriguent. Vous n'êtes définitivement pas une personne comme les autres, vous me semblez pleines de talents... Et à votre âge, je dirai qu'ils ne demandent qu'à se développer. Dites-moi, mon enfant, savez vous déjà ce que la vie va vous amener à faire ?"

Son sourire s'élargit. La petite menteuse va-t-elle révéler qu'elle n'est pas du Sang ?

La mine ravie d'Eredra ne la quitte plus, tout son visage rit à la réponse du charmeur ténébreux, et à sa vantardise criante. Il se pavane, un coq de basse-cour, un peu plus et il glousserait! Et elle s'amuse, follement, en cette minute où le jeu est réciproque. Elle s'esclaffe donc:

"Bien sûr que je n'y crois pas! Et je suis absolument enchantée de vous avoir vexé, car cela prouve que finalement oui, vous avez bien un coeur..."

Et de rire, encore, moqueuse et joueuse. Absolument pas vexant pour ce prince sûr de lui, qui leur commande une nouvelle tournée. Fort bien, du coup le bras blanc d'Eredra se pose sur la table, le verre avec.
La jeune fille reprend sa posture précédente, le menton posé dans ses mains repliées, le visage tout entier tendu vers Elias, mordillant sa lèvre inférieure, battant des pieds sous la table. Voilà qu'il recommence les compliments, elle va finir par y prendre goût à ce rythme!

Ainsi avachie sur la table, sa poitrine se trouve en ligne de mire directe du prince noir, mise en relief par ses deux avant-bras d'ivoire ornés de bracelets multicolores. Etrangement, il ne semble pas l'avoir encore remarqué; leurs yeux sont l'un dans l'autre, fauve et sombre mêlés, innocence et calcul s'affrontant sans relâche.
Eredra reprend la parole avec enthousiasme:

"Mon âge, mon âge... Je doute de pouvoir être votre enfant, quoique vous me paraissez plutôt vieux avec cette barbe! "

Elle marque une pause, fière de sa répartie. Allons, tout ça c'est qu'un jeu, et les jeux, c'est le domaine des gamines non ?

"Et oui, je sais à quoi je me destine, monseigneur. Therdone m'a donné la Volonté d'être artiste, une danseuse dans le meilleur des cas. Le théâtre est pour moi un véritable sanctuaire, où l'on peut côtoyer des anges et des sirènes..."

Des étoiles dans les yeux qu'elle a tournés vers le plafond, enfiévrée par ses souvenirs, elle en oublie à qui elle parle. Et lorsque cela lui revient, elle lance une dernière boutade, railleuse:

"On y trouve parfois des vampires, aussi... Vous aimez le théâtre, monseigneur Valenii?"

Et d'appuyer sur le double i du nom si noble, d'un rang si haut, celui auquel elle aspire. Des rêves plein la tête malgré qu'elle darde ses feux noisette sur Elias.
Et comme son corps ne peut s'empêcher de se mouvoir, en dépit de toute bonne volonté, sa main gauche saisit machinalement une mèche rousse, et la porte à sa bouche pour qu'elle la mâchonne allègrement, les lèvres en coeur.

La vantardise cache parfois de réels talents. On ne se méfie pas du bouffon, de l'imbécile, qui se vante, car on croit trop souvent qu'il est dénué de tout talent, alors que cette vantardise ne fait parfois que cacher certains éléments... Chez Elias, c'était plus complexe. Vantardise il y avait. Oui. Mais le problème, c'est que si cette vantardise était réelle, non feinte, il y avait une grande part de vérité lorsqu'il parlait "puissance", "argent" ou "politique" -bien que ce soit la politique du dessous-. Il y avait une part de vérité car il espérait plus que tout s'approprier ce dont il se vantait, et il pouvait y mettre les moyens pour.

"Vous êtes bien cruelle dame pour que votre loisir soit ma souffrance. Cela prouve, mais montre aussi avec amertume que vous êtes à même de faire souffrir l'imbécile que je suis."

Ris, petite chose, ris encore car un jour tu ne riras plus. Bois, jeune fille, bois, parce qu'un jour tu n'auras plus jamais soif. Son sourire s'élargit. Mignonne petite chose, hypnotisée par lui. Mignonne, mignonne, mignonne et si naïve.

"Cette barbe ne fait que cacher certaines choses disgracieuses en mon visage, non pas physique, je peux me vanter d'avoir toujours le teint frais, mais plus immanentes... La barbe est un masque, un masque que l'on porte pour cacher aux yeux du monde les appétences réelles de l'esprit."

Gnihi ? Là, même votre pauvre narrateur est soufflé. Une narration bien longue pour quelques poils au menton. Enfin... Passons !

Quelque chose intéresse Elias. Danseuse en devenir, mmh ? Les rêves des gens sont bien souvent de magnifiques terrains où planter les griffes, meubles à souhait, se solidifiant comme de l'argile et que l'on peut briser comme du verre.

"La danse est réellement une chose magnifique. Avec un tel port, une telle grâce, je n'ai nul doute que vous réussirez. Bien sûr, vous aurez besoin de soutien, d'artistes bien sûr, mais aussi de mécènes, de gens capables de ressentir ce qu'est le vrai talent."

Les deux nouveaux verres arrivent, il remercie son serviteur d'un hochement de tête.

"Oui, j'aime le théâtre. J'y aime la comédie que l'on joue, mais plus celle des spectateurs que celle de la scène. Car eux jouent un jeu plus dangereux, plus vivant encore, jeu duquel dépend le votre, douce enf... jeune fille..."

La phrase reste en suspend, de même que son petit sourire.

"Allons, allons! Monseigneur se rit de moi, comment une petite fille insignifiante pourrait-elle vous causer quelque souffrance ?"

Question rhétorique qui n'attend aucune réponse. La mignonne tapote de sa menotte la longue main d'Elias, piètre tentative de réconfort de celui qui joue le blessé. Et puis finalement, elle abandonne cette main sur celle du noble. Doux contact frais pour celui-ci, le geste dévoile encore plus les attraits féminins d'Eredra qui pose un regard apitoyé sur lui. Puisqu'il veut la prendre pour une idiote, soit, elle se fera encore plus crétine que d'ordinaire. La bêtise est une manoeuvre royale, excellente pour qui veut avoir la paix.

Elle ne doute pas que cette barbe soit un artifice de coquetterie orientée, un atout pour inspirer la crainte en même temps qu'un passe-partout: homme noble barbu entre aussi bien au palais qu'aux volets clots. Qui trouverait à redire à la présentation du prince noir, de toute façon ! Eredra sait bien à quel point les gens tiennent à leur tête, par ici. Une gorge est si vite tranchée, en ces temps agités...
Pour une fois, la réplique d'Elias lui paraît sincère, moins dissimulée derrière l'épaisse couche compassé de verbe dont il abuse, frôlant l'indigestibilité auditive. (nous aussi, nous en convenons.)

Par contre, les compliments sur ses qualités de danseuse ne tombent pas dans l'oreille d'une sourde. Eredra connaît son talent, chose fortement utile quand on veut devenir un artiste reconnu; ni se méprendre, ni se sou-estimer pour savoir se vendre à sa juste valeur. Et elle sait qu'il dit vrai, elle a le port et la grâce nécessaires pour son futur métier. Le mécénat est quelque chose d'obscur par contre, elle ne fréquente pas assez le milieu pour en connaître les tenants et aboutissants; mais s'il tient à l'aider dans cette voie, elle n'y trouvera rien à redire, au contraire.

Le vin arrive à point pour faire passer les pétillements de ses yeux comme de la soif d'ivresse. En réalité, elle rêve encore, se voit en haut de l'affiche, son nom étalé en dix fois plus gros que celui de n'importe qui d'autre... Sur les planches, faisant un succès si fort que les gens l'acclamaient debouts... Adulée et riche, saluant avec grâce ses admirateurs se bousculant pour l'apercevoir, recevoir un mot, un regard d'elle...
[hrp: aznavour copyright ^^]

Elle boit, perdue dans son délire, et vide son verre d'un trait. Le rouge sur son nez et ses joues s'accentue, ses prunelles brillent un peu plus, la tête lui tourne légèrement; l'ébriété n'est pas loin, en apparence au moins.
Nouveau pourléchage de babines de la gourmande. Ses doigts pianotent inconsciemment sur ceux de son serviteur, jouant avec sa peau par instants. Il était mécène, oui, si ce terme signifiait qu'il savait reconnaître le talent véritable, même caché derrière une masse de cheveux roux coiffés dans un goût douteux.

Les dernières paroles du prince noir cependant se teintent de mystère. De quelle comédie parle-t-il ? Celle des spectateurs, mais comment cela ?
Eredra réfléchit en scrutant l'intérieur de sa coupe vide, jouant avec la dernière goutte irisée qui y miroite.

"... Ma Volonté, monseigneur, n'est pas de jouer, mais d'exprimer la réalité de mes rêves sur une scène où j'emporterais mon public avec moi. Quel artiste ne souffre pas de ne pas être reconnu à sa juste valeur! Et ceci dépend, malheureusement, de ces jeux de basse cour qui se trament au pied des planches, par en-dessous... De ces gens riches, influents, qui par un désir plus ou moins louable, détruisent une carrière ou au contraire, amènent au firmament la future étoile....
Je n'ai pas, monseigneur, la chance de côtoyer de telles personnes, mais je ne doute pas que cela viendra en son temps. Pour l'heure, il me reste encore beaucoup à apprendre... Et puis, l'Armée..."

Moue boudeuse, regard triste toujours focalisé sur le verre qu'elle fait tourner lentement entre ses doigts. L'Armée... passage obligé pour atteindre l'âge adulte, et la liberté de prendre ses propres décisions... La fin de l'asservissement à un isntructeur, une mère, un beau-père... Oh, bien sûr, elle sait que tout ne se fera pas en une minute; qu'elle devra, progresseivement, défaire les attaches qui la lient à sa famille, pour s'en affranchir petit à petit; nul doute que cette démarche, ce travail de fourmi se ferait bien plus facilement en présence d'un futur époux. Et s'il est riche, et s'il est noble, alors tout sera gagné en un claquement de doigts.
Elias Valenii serait un prétendant parfait, n'était son aura de cruauté. Eredra est un personnage plein de fantaisie, de joie et de gaieté; il tel serpent étoufferait ses rires, les muerait en pleurs perpétuels, en douleur indicible et honteuse, et l'enchaînerait plus sûrement qu'avec des fers à une vie de malheur.
Mais...
Mais l'optimisme de sa jeunesse lui redonne l'espoir fou que même les monstres peuvent changer, que même les vampires tels que lui peuvent un jour tomber amoureux, se laisser emporter dans le tourbillon de couleur et d'innocente fraîcheur d'un petit oiseau comme elle, Eredra Solari.

La pression sur la main du noble serpent s'accentue, le regard fauve plonge brusquement, sans ambages, dans celui du prince noir. Et la question fuse, presque malgré elle, de ses lèvres si pleines de vie:

"Monseigneur Valenii, connaissez-vous l'amour ?"

Une dame calculatrice ne se serait jamais permis un tel écart de langage: dans un échange courtois de cour à peine voilée, l'amour est un mot aussi tabou que l'évocation de soulagements intestinaux. Et presque aussi vulgaire. A coup sûr, le meilleur moyen de perdre toute chance de se faire épouser par celui à qui on parle ainsi...
En sera-t-il de même pour Elias Valenii, ce seigneur des bas-fonds ?

"C'est parfois par la bouche des plus jeunes que sort la plus pure des vérités. C'est ce que je crois en tout cas."

Mais question rhétorique n'a pas de sens, pour un homme comme Elias. Non, pas de sens. Sa main, maintenant ? La drôle a décidé de jouer un peu, il faut croire, et à la vision de cette main, c'est d'autres visions qui passent en son esprit. Un nouveau sourire. Un peau bien douce, bien fraiche, la peau d'une jeune fille que ni le service, ni le travail, n'ont déformé. Une peau à laquelle il veut gouter au plus vite. Mais être trop pressé reviendrait à perdre une partie de sa saveur. Comme un bon vin, on goute mais on n'engloutit pas.

Cette ivresse aussi était son alliée. Elle troublait les sens d'une adversaire déjà novice et ingénue, bien que sans doute douée en la matière. Cela brisait ses dernières résistances, inspirait la sympathie -qu'elle avait pour tous, semblait-il...-

"Un artiste n'est jamais reconnu pour sa juste valeur, Eredra. C'est le spectateur seul qui lui donne. Et la valeur, comme toute chose en ce monde, est complètement subjective, elle périclite avec le temps. Ces "jeux de basse-cour" ont un intérêt bien plus importants pour ceux qui savent en jouer. Et la qualité de ta danse, dans ce cas, n'est qu'accessoire, comme un petit plus, qui permet de te faire repérer par tel ou tel riche donateur."

Une pause. Il boit une nouvelle gorgée, plus habitué, lui, au vin et au "comment boire sans tomber ivre-mort au second verre".

"Qui sait, peut-être en cotoyez vous un en ce moment même, un qui n'a encore pu réellement faire acte de vos talents. Cela viendra peut-être un jour."

Un nouveau bruit amusé sort de sa gorge. L'Amour ? S'il connaissait l'Amour ? Mais qui le connait vraiment ? Pour lui, ce n'était qu'un jeu que l'on jouait à deux ou plus, qui permettait de sortir la tête un temps de l'ennui perpétuel qui régnait. Mais le "Grand", non, ça n'existait pas, car toujours dans la relation parvenait à se rebatir l'ennui, et la relation n'avait plus lieu d'être. Qu'ils étaient bêtes, ceux qui se mariaient, se privant alors de nouvelles relations, de nouveaux jeux avec des partenaires sans cesse renouvelés.

"Je ne connais pas ce qui n'existe pas. Même si vous pourriez dire que je connais les vampires, mais on parle là non pas d'un monstre, mais d'un état de fait. Il faut alors prendre garde, car y croire lui donne existence, et certaines choses gagnent à être cachées, voir à n'exister. Qu'en pensez-vous ?"

Pour une fois, elle est toute ouïe. Elias parle en connaisseur, cela s'entend; mais il transparaît aussi au travers de ses propos, un cynisme blasé, un regard cru et froid sur la vérité telle qu'il la conçoit. La vie en sourdine est la sienne, nul doute là-dessus; Eredra en est étrangement attristée. Son talent ne serait qu'accessoire ? Sa valeur jamais reconnue, et en déclin permanent ? Non! Une telle vision l'insupporte, il n'est pas possible qu'elle croie à cette vision de son art, de l'Art en général. Qu'il demeure dans l'ombre des sombres complots si ça lui chante; pour sa part, Eredra préfère les feux de la rampe, les lumières braquées sur elle, les applaudissements, la gloire.

Elle récupère sa main, la noue à la seconde et prend une pose réflexive, sourcils légèrement froncés. Au passage elle note le "Eredra", le tutoiement qui la place en-dessous de lui sans gêne aucune. Non seulement il la mésestime mais il ne lui accorde même plus la plus élémentaire des marques de respect...
Lui faire remarquer serait très impoli, mais ne rien dire lui arrache la langue, cette langue qui s'imaptiente dans sa bouche, qui brûle de déverser mille inventions folles, mille injures, mille minauderies. Petit oiseau qui déteste réfléchir se trouve contrainte de mesurer ses mots, quelle torture, par Therdone.
La Volonté seule compte, et sa Volonté en cet instant, c'est danser. Prouver à ce prince de noirceur qu'elle n'est pas rien, qu'elle possède un vrai talent, qui mérite d'être et sera reconnu.

Eh bien ? Retour au vous ? Tant mieux, il vient d'esquiver un incident diplomatique! La jeune fille est instantanément calmée, et cesse de triturer les bouts de ses doigts pour observer du coin de l'oeil Elias.
L'amour n'existe pas, selon lui. Parfat, quand il lui tombera dessus, il ne pourra pas s'en défaire, il y sera soumis. Perdu, empêtré, complètement en dehors de lui-même, de son cynisme latent, de sa cruauté mauvaise, de ses jeux malsains. Comme ce serait beau à voir, comme un ciel d'orage qui malgré lui cède la place à un soleil radieux...
Ce qu'elle en pense ? Eredra prend le temps d'admirer une motif de la nappe - des fleurs des champs - , avant de répondre avec lenteur:

"Je ne crois pas que ce soit une chose qui gagne à être cachée, tue, ou niée... Au contraire. Rien n'est plus puissant, et il est naturel pour ceux qui se croient possesseurs d'un pouvoir somme toute éphémère et inexistant, de craindre ce sentiment surnaturel. En fait... je crois plutôt qu ce sont l'argent, la politique, les pouvoirs auxquels il ne faut pas croire, car cela leur donne toujours un peu plus d'importance, d'emprise sur nos vies. Mais... qu'est-ce que j'en sais, après tout, je ne suis qu'une gamine!"

Son sourire enfantin revient éclairer son petit minois sérieux, et ses yeux se plissent, sa tête penchée sur le côté.
Elle jette un regard circulaire autour, elle n'a pas vraiment eu le loisir de détailler la salle. Les Olarils sont-ils vraiment établis ici ? Pourtant, rien d'extraordinaire dans cette auberge comme les autres, avec ses chaises en bois, ses nappes fleuries, ses boissons mousseuses... Qu'est-ce qui en faisait un lieu distinct des autres ? Mystère.
Sous la table, les pieds d'Eredra se balancent, se nouent l'un sur l'autre, finissent par cogner le genou d'Elias.

Vexée ? Il a vexé ce volatile félin par un simple tutoiement ? Il y a des gens bien versatiles en ce monde. Il en est un, et elle aussi, une chose bonne à savoir. Mais il y a de quoi se maudire intérieurement, car dans ce tutoiement, nul calcul. C'est gênant, très gênant s'il perd, ne serait-ce qu'une infime part, de ses moyens.

"Mais c'est trop tard, jeune fille. Cet Amour a déjà perdu sa place, remplacé par la politique, l'argent, et les plaisirs bien plus aisés à obtenir que cette chimère. Ce que vous dites sont les paroles utopistes d'une enfant, rien, non rien à vous reprocher, c'est charmant au contraire. Charmant mais irréaliste."

Un sourire qui dure encore. Puis un coup dans le genou. Il tressaille légèrement, sa main se porte sur la garde de sa lame, réflexe malheureux, avant de s'en éloigner. Décidément, il acquiert peu à peu les réflexes de la rue. Une bonne chose. La paranoïa garde de l'ennui, désagréable mais moins que le vide.

"Il est vraiment bon de voir cela chez une jeune personne, cette candeur, cette naïveté. Rien ne vous obsède plus que votre talent et vos rêves. Therdone apprécie cela, j'en suis sûr. Même si la réalité vous fera comprendre le contraire, il faut rester ainsi quelques temps."

Là, perce une certaine sincérité. Oui, les rêves... En avoir est salutaire. Lui a dépassé ce stade. Il a maintenant un objectif plus qu'un rêve. Et cela l'amuse.

"Peut-être pourriez vous vous produire pour une petite réception privée que donne ma famille. Ce n'est pas grand chose, certes, mais cela divertira, j'en suis sûr, mes parents et mon frère. Et les invités. Ce sera petit, certes, mais je vous contacterai à la prochaine réception. Cela vous donnera un tout début de carrière, et un premier salaire, n'est-ce pas ?"

Bonté ? Nullement, sa famille l'ennuie, et la réussite de la jeune femme ne doit que le servir. Non, mais chez lui, après lui être redevable, elle sera encore plus facilement manipulable. A lui. C'est ainsi que l'on manipule les gens. Il s'agit de leur faire croire qu'on est leur ami, quand bien même notre proposition porterait sur leur mort prochaine. Un adversaire, disait un stratège, n'est vaincu que s'il se rend de lui-même, sans combattre et sans perte. Là est la victoire à laquelle aspire Elias. Elle doit se soumettre, devenir sienne, sans qu'il est plus à combattre. Elle doit se soumettre par sa propre Volonté. Il veut se l'approprier.

Eredra est ravie qu'il la voie comme une enfant utopiste ignorant tout du monde, et se trémousse un peu sur sa chaise quand il réagit au coup de pied. Elle n'était pas sûre de ce qu'elle avait touché, maintenant elle sait que c'était sa jambe à lui, et non celle de la table... Il faudrait peut-être s'excuser ? Bah!
Il sourit. Il est beau quand il sourit, et quand il dit ce qu'il pense vraiment. Eredra croit un instant voir en face d'elle le petit garçon qu'il a du être, ennuyé, triste, seul, revanchard; l'homme qu'il est devenu, cynique, imbu de lui-même, avide de posséder plus, de pouvoir, de loisirs. Des femmes évidemment, des drogues sans nul doute - encore qu'il ne paraisse pas homme à se laisser attacher à quelque dépendance que ce soit. La Somale ne fait pas partie de ses vices, il serait autrement sinon, nerveux, pressé, pas détendu et sûr de lui comme il l'est.

La proposition la fait cligner des yeux, retenant un éclat de rire. Il plaisante ? Non, vraiment, le prince noir tout noble et malin qu'il est, n'a pas assez fréquenté les jeunes filles pour reconnaître la véritable stupidité d'une bêtise exagérée! Croit-il vraiment qu'elle va se laisser prendre à ce piège grossier ?
C'est avec amusement qu'elle répond, enjouée:

"Hélas monseigneur! Il serait fort incorrect pour moi de m'adonner à ce genre d'activités nocturnes, je ne suis encore qu'une jeune fille! Et puis, je n'oserais jamais danser devant tant de gens importants, je débute seulement mon apprentissage, mes professeurs seraient furieux d'une telle insolence..."

Attention, attention. Prudence.

"Je vous remercie de la confiance que vous me faites, seigneur Valenii; soyez certain que si l'occasion se présente un jour, j'aurai plaisir à danser devant vous... mais vous seul. Ma timidité m'empêche de me produire devant un trop grand public.... seuls mes chats ont eu ce privilège, pour l'instant!"

Mensonge éhonté, toute la maisonnée a largement profité des pirouettes et entrechats de la rouquine, et même l'instructeur un jour où elle avait essayé de l'envoûter. Une erreur de jeunesse. Bref.
Les grands yeux innocents d'Eredra reflètent le visage d'Elias, miroir de pureté. Il ne peut rien y lire, hormis ce pétillement alcoolisé induit par le vin.
Et la gestuelle de la petite reprend, la voilà qui reprend une mèche, la mordille, triture une de ses bagues... Elle se désintéresse complètement de lui, en fait - du moins elle en a l'air- sans pour autant être impolie, tour de force stupéfiant. En somme, une gamine moyennement bien éduquée dont la concentration n'excède pas les quelques secondes... En aucun cas cette réponse ne peut être prise comme un affront, le serpent doit encore user de sa ruse pour parvenir à ses fins... Encore qu'elle lui ait ouvert une porte royale.

Un froncement de sourcils. Il n'apprécie pas particulièrement qu'on refuse ses offres, surtout une si généreuse. Qui dirige, ici, elle, la saltimbanque, ou lui le Valenii ? Elle semble hélas oublier les rangs un peu trop facilement. Lui rappeler ne lui ferait pas de mal.

"Il me semble, demoiselle, que ce qu'un noble de Sang demande, il l'obtient. Osez déjà danser devant moi, et nous verrons si vous avez le niveau pour la famille. Quand à vos professeurs, croyez moi, je serai furieux contre eux, ou contre toute personne qui irait à l'encontre de ma Volonté. Et Therdone me soutiendrait."

La voix s'est faite froide. Si elle veut encore jouer, elle est allée un peu trop loin peut-être, jusqu'à un point où il n'est plus bon de chercher le jeune noble. Et ce n'est pas elle, une fille du peuple, qui va se moquer de lui.

"J'espère bien pouvoir profiter de vos danses un jour. Il serait malheureux que vous répondiez à ma bonté par tant de fausses minauderies. Oui, malheureux, et preuve d'un manque d'éducation notable. Plus grave que voler une écharpe à un gueux arnaquant les honnêtes citoyens."

Il respire lentement, puis se calme doucement. Tout cela est sans doute à mettre sur la candeur de la jeune femme. Il ne faut pas mal le prendre. S'en méfier oui. Sa voix s'adoucit légèrement.

"Un jour, oui, vous danserez pour moi, car tel est mon désir. Et vous n'oseriez pas vous y opposer, je le sais. Personne ne s'oppose aux désirs Valenii. Il faut que vous restiez consciente de cela, jeune fille, chose que la proximité ne doit jamais faire oublier. Un Noble de Sang reste un Noble de Sang, et on le traite comme tel."

Un léger sourire. Plaisante-t-il ? Ne plaisante-t-il pas ? C'est difficile à dire tant le ton de sa voix parait grave et sérieux. Cependant, le jeu peut paraitre plus honnête désormais. Puisqu'elle semble pouvoir échapper par ses entrechats à chacune de ses piques, il est peut-être plus sûr de la jouer franc-jeu. Il boit une petite gorgée du vin.

"Oui, on ne conteste pas le Valenii. Alden ?"

"Messire ?"

"Ce que je dis est-il... pertinent à défaut d'être intelligent ?"

"Rien de plus pertinent que vos propos, messire, ni de plus à propos."

"C'est bien ce que je dis, donc. Voyez, demoiselle. Nul homme ici, nulle femme, n'irait à l'encontre de ce que je désire, de ce que je veux. Et vous ?"

Aucun frémissement apeuré ne répond à la colère de Valenii, tout au plus un coup d'oeil vaguement étonné entre deux jeux avec ses doigts. Les récriminations orgueilleuses et capricieuses de monseigneur Elias laissent Eredra de marbre, elle aussi fait partie des privilégiés, et par conséquent elle est hérmétique à toute forme de culpabilité, gêne ou honte causée par une réprimande. Cela a certes de quoi agacer quelqu'un comme le prince noir, mais elle s'en fiche royalement, hélas! Et continue de tourner ses bagues dans un sens, puis l'autre, s'amusant toute seule, sans guère prêter l'oreille aux propos vindicatifs de son hôte.
D'autant plus que dans son ire, il perdait le sens commun: elle venait effectivement d'affirmer qu'elle n'était pas prête à se produire devant famille et tiers, et il semblait lui ordonner d'agir ainsi! Ah, ces gens sanguins...

Personne ne s'oppose aux désirs Valenii, un Noble de Sang soit être traité comme tel... Voilà qui résonne doucement à l'oreille de la petite bourgeoise, ces mots d'une suffisance absolue, elle rêve de les prononcer un jour. Personne ne s'oppose aux désirs de la Grande Eredra! Ah, oui, quelle joie, quelle satisfaction le jour où elle pourra dire cela! Mais ce n'était pas encore pour demain, hélas... Il fallait encore en passer par l'instruction, le service militaire, ah, Therdone, est-ce vraiment Ta Volonté ?

Bref, on la questionne encore. L'ingénue caresse de ses yeux fauves le visage sévère qui lui fait face, affirmant sa suprématie devant elle, petite chose sans valeur, et répond d'une voix flûtée:

"Mais monseigneur, loin de moi l'idée de vous contredire! Qui suis-je pour seulement songer un instant à m'opposer à vous ?"

Son grand sourire désarmant cherche à faire oublier qu'elle n'a pas répondu à la question, en fait, mais encore une fois, impossible de savoir si c'est une feinte rusée ou un innocent oubli. D'autant qu'elle jette un regard insistant sur les sous-fifres chargés de réapprovisionner leurs verres, le sien étant déjà vide: la demoiselle a soif, visiblement. Et elle ne se prive pas de le dire:

"Décidément, il fait de plus en plus chaud ici! Je meurs de soif, c'est incroyable! Comment faites-vous pour tenir avec autant de vêtements ?"

Et de s'éventer avec sa main, éponger sa poitrine effectivement moite à l'aide de son écharpe volée, remonter les cheveux qui collent dans son cou...
Eredra, les yeux mi-clos, se remet à fantasmer. Une piscine fraîche, un bain moussant fleurant bon le jasmin et les huiles parfumées, un massage... Hum !
Sans se retourner vers Elias, elle déclare à mi-voix:

"Je rêve d'un bon bain. Les Thermes sont accessibles, à cette heure ? Ils doivent être pleins par cette chaleur, tout le monde a envie de se rafraîchir... "

La demande - ou proposition, selon comment on regarde - reste implicite, mais nénamoins claire. Va-t-il accepter cette occasion en or de la voir nue ? Eredra, elle, en salive d'avance, tout en essayant sans succès de diminuer le feu qui naît en elle, au creux du ventre. L'alcool déshinibe, or la jeune fille manque déjà cruellement de vergogne... La perspective d'une intimité moite avec le seigneur Valenii l'excite de plus en plus. Vous imaginez ? Toucher le corps nu et frémissant d'un Noble de Sang ! Hum, il faudrait tout de même faire des manières, avant de céder... Sa bonne éducation le dispute à l'envie, durant ces longues minutes où elle attend que son prince noir lui réponde.

Un semblant d'humilité transparait dans les paroles de la jeune femme. Oui, qui est-elle, danseuse, saltimbanque, pour oser seulement s'opposer à un noble de Sang ? Un léger sourire de satisfaction malsaine apparait sur son visage.

"Rien mon enfant. Vous n'êtes pour l'instant rien, j'en ai peur, dans cette ville où le pouvoir plus que le talent définit un homme. C'est malheureux à dire, mais pour l'instant, vous êtes si peu de choses, charmante enfant."

Une main passe sous son menton, rivant les yeux de la jeune fille dans les siens.

"Mais il n'est pas trop tard pour me demander pardon, ce que vous avez fait. Je vous en suis gré, une journée bien commencée, il serait dommage qu'elle se termine mal, n'est-ce-pas ? Et là... Elle se terminera très bien, je le pense."

Il lâche le menton, observant la jeune femme s'éventer et s'éponger. Charmant, charmant, charmant. Cela a pour effet de faire monter en lui une bouffée de désir qui, bien que violente, est parfaitement contrôlée. Cette jeune fille sera à lui, et sa proposition le prouve. Il se rapproche d'elle une nouvelle fois.

"Les thermes sont ouverts si je le désire. Qu'importe l'heure réelle de leur fermeture. Oui, qu'importe. Le monde n'est pas un problème, les thermes azur laissent passer uniquement les plus fortunés clients."

Ils coutent une petite fortune. Que cette jeune fille les connaissent, soit. Mais il est impossible qu'elle s'y soit déjà rendue.

"Ce serait aller dans les quartiers les plus nobles de la ville, douce enfant. Et nécessite l'accompagnement d'un plus noble que vous, par conséquent. Que penseraient vos maîtres de cette soudaine proximité que vous proposez avec tant d'audace ? S'ils vous interdisent déjà de danser, alors ils vous interdiraient sans doute qu'un homme vous accompagne en ces lieux."

Les mots sont soufflés au creux de son oreille. Si désireuse elle est, cela ne peut qu'intensifier cette envie qu'a fait naître l'alcool et la jeunesse. Un petit jeu délicieux à jouer avec elle, oui délicieux.

Rien, si peu de choses, un fétu de paille au gré du souffle Valenii. Eredra se laisse manipuler, la main chaude qui s'empare de son visage la fait frémir un peu plus. Leurs regards se mêlent, comme un présage érotisant de leurs corps qui feront de même plus tard, peut-être. Elle soutient la vue des yeux noirs, se noie dedans à dessein, ignorant les paroles qui se veulent incisives; les bruits autour se fondent en un brouhaha en sourdine, Eredra plonge déjà dans les eaux troubles du désir.

Il la lâche, elle laisse repartir son menton dans la direction opposée avec lenteur, élastique détendu retrouvant sa forme initiale au ralenti. La chaleur qui l'envahit ramollit ses gestes, ses mouvements sont plus fluides, moins saccadés, nerveux. Elle s'évente vainement, écoutant à nouveau ce que répond Elias à son indécente proposition - faite avec tant d'innocence que le Pope lui-même s'y perdrait... quelle est la Volonté de cette jeune fille ? - , étire ses lèvres gonflées par la température et l'alcool en un sourire délicat.

Coup d'oeil en coin au prince prétentieux, si riche, si puissant, qu'il possède les clés des Thermes - au figuré bien sûr. Quoique ?
Douce enfant, la nomme-t-il. Oui, c'est parfait, qu'il continue de la voir ainsi, comme une petite chose fragile, malléable entre ses mains toutes-puissantes, simple objet voué à son amusement et à l'assouvissement de ses désirs quels qu'ils soient. Eredra est ravie de l'entendre parler de la sorte, chuchoter au creux de son oreille ses nouvelles menaces à peine voilées, les lourds sous-entendus dénués de subtilité. Oui, elle apprécie se faire passer pour la victime, position tellement confortable quand on en est pleinement conscient et qu'on tire en coulisse les ficelles pour laisser à l'autre le rôle convoité de bourreau. Victime innocente à qui on pardonne tout d'office, même les pires situations dans lesquelles sa naïveté la place; au bourreau, on n'octroie que le mépris pour sa cruauté, sa malignité éhontée à profiter de la candeur d'une jeune fille pure...
Vraiment, cette distribution des rôles est parfaite. Eredra sait moultes choses qu'elle dissimule derrière son sourire enjôleur, son regard pétillant et ses manières puériles; celui qu'elle autorise à découvrir ses secrets en est généralement ébahi. Un petit démon cornu se cache sous les jupons du chaste angelot ... !

La dernière tirade de Valenii la fait éclater de rire à nouveau, rire en cascade qui emplit la salle et revient tout doucement mourir dans le creux de sa gorge. Elle rit les yeux grands ouverts, yeux qu'elle a reportés sur le visage reptilien d'Elias, et l'amusement se lit dans les iris roux.

"Voyons monseigneur! Vous savez fort bien qu'entre se donner en spectacle pour amuser des puissants et fôlatrer dans un bain en galante compagnie, la décence ne fait aucune comapraison! Notre éducation nous interdit le ridicule, non le plaisir... au contraire, il est recommandé de s'initier aux rapports humains le plus tôt et le plus souvent possible, à mon âge. L'auriez-vosu déjà oublié ? Cela m'étonnerait, vous êtes homme à abuser largement de ces joies charnelles..."

Clin d'oeil taquin, elle ajoute en se rapprochant elle aussi - au risque de frôler de ses lèvres charnues celles d'Elias:

"Et puis, j'ai seulement parlé d'un bain..."

Ingénuité, candeur, jeu du chat et de la souris.
Mais qui est la souris ?

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